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Dix écrits de Richard Wagner - De la musique allemande (6/7) > De la musique allemande (6/7) Enfin, le coup décisif fut porté, et le fut par Mozart, qui, à l'appui de cette
direction imprimée aux opérettes nationales, composa le premier grand opéra
allemand, la Flûte enchantée. On ne saurait porter trop haut l'influence de cet
ouvrage qui ouvrit la carrière jusqu'alors interdite pour ainsi dire aux
compositeurs allemands. L'auteur du libretto, directeur-gérant d'un théâtre de
Vienne, n'avait rien de plus en vue que de donner une grande opérette, et cela
mettait déjà l'œuvre sous la puissante recommandation de l'intérêt populaire. Le
fond était emprunté à un conte fantastique et réunissait des détails comiques à
des scènes de féerie et à des apparitions merveilleuses. Mais quelle merveille
plus grande Mozart a su produire sur cette donnée aventureuse! Quelle magie
divine lui a soufflé ses inspirations, depuis le Lied plébéien jusqu'à l'hymne
le plus sublime! Quelle variété, quelle richesse, quel sentiment! C'est la
quintessence de l'art, le parfum concentré des fleurs les plus belles et les
plus diverses. Comme chaque mélodie, depuis la plus simple jusqu'à la plus
grandiose, est empreinte d'aisance et de noblesse tout à la fois! On pourrait
regretter, pour ainsi dire, ce pas de géant excessif du génie musical, qui, tout
en créant l'opéra allemand, en posa aussi les dernières limites et improvisa le
chef-d'œuvre du genre avec une perfection qui ne devait plus être dépassée, qui
pouvait à peine être égalée. L'opéra allemand est aujourd'hui en vigueur, il est
vrai, mais il dégénère et recule, hélas! vers sa décadence non moins rapidement
qu'il avait atteint son apogée avec le chef-d'œuvre de Mozart.
Winter et Weigl doivent être regardés comme les imitateurs les plus directs de
ce grand maître. Tous les deux ont été surtout fidèles à cette direction
populaire qu'il avait imprimée à l'opéra allemand, et le second, dans sa Famille
suisse, ainsi que le premier dans le Sacrifice interrompu ont prouvé quel prix
attachaient à leur noble tâche de vrais musiciens allemands. Mais ce mérite
principal s'amoindrit et disparut peu à peu chez leurs successeurs, preuve
sensible du peu d'avenir réservé à l'opéra allemand en général. Ses rythmes et
ses mélismes populaires dégénérèrent, entre les mains de ces froids imitateurs,
en lieux communs vulgaires et insignifiants ; et leur manque de goût dans le
choix de leurs sujets dramatiques démontra mieux encore leur peu d'aptitude à
soutenir la gloire du genre national.
Cependant ce genre spécial eut un nouveau moment d'éclat, à l'époque où le
puissant génie de Beethoven inaugurait le règne du romantisme dans le monde
musical. Alors la musique dramatique fut illuminée d'un rayon de la même
inspiration magique, et ce fut Weber qui vint la ranimer de son souffle
créateur. Dans le plus populaire de ses drames, le Freyschütz, il sut une fois
encore profondément émouvoir le cœur de ses compatriotes ; le sujet féerique de
cette composition dut surtout contribuer à aider le poète et le musicien dans la
réalisation de leur tâche, car il invoquait pour ainsi dire les mélodies simples
et touchantes du lied ancien, et l'ensemble pouvait se comparer à une ballade
romanesque et sentimentale, pourvue de toutes les conditions pour toucher l'âme
et l'esprit du poétique Allemand. Et, effectivement, le Freyschütz aussi bien
que la Flûte enchantée de Mozart sont la preuve incontestable du caractère
exclusif que la nation eût attribué au genre de l'opéra, indépendamment de toute
influence étrangère, mais sous la réserve, il est vrai, de certaines limites
infranchissables. Car Weber lui-même, lorsqu'il tenta de les dépasser
dans l'opéra d'Euryanthe, malgré les beautés incontestables de cet ouvrage,
n'atteignit pas évidemment le but supérieur qu'il s'était proposé ; sa force fut
au-dessous des violentes passions dont il avait à peindre la lutte dans une
sphère plus élevée. Intimidé par la hauteur de sa nouvelle tâche, il substitua à la peinture franche et hardie qu'exigeait son cadre
des esquisses incomplètes et mesquines de caractères partiels, ce qui lui ravit
le charme du naturel et rendit son travail lourd et diffus. Weber dut
s'apercevoir lui-même de ce changement défavorable, et ce fut avec un tendre
remords, pour ainsi dire, qu'il revint, dans Obéron aux inspirations primitives
de la muse si chaste de ses belles années.
Après Weber, Spohr essaya aussi de
conquérir le sceptre de la scène allemande, mais jamais il ne put arriver à la
popularité de son rival. Ses compositions étaient trop dépourvues de cette
vitalité dramatique qui doit tout échauffer, tout féconder autour d'elle, à
l'instar du soleil dans la nature. Néanmoins, les œuvres de Spohr ont, sans
contredit, un caractère éminemment national, car elles remuent souvent les
cordes les plus sensibles de l'âme ; mais elles manquent absolument de ce
contraste d'une certaine gaieté naïve, si séduisant dans les œuvres de Weber, et
sans lequel toute œuvre dramatique devient monotone et insignifiante. ***
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