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LA MUSIQUE ET LES MUSICIENS - CHAPITRE II — Le matériel sonore - De l'orchestration. L'œil et l'oreille. > CHAPITRE II — Le matériel sonore > De l'orchestration. L'œil et l'oreille.
Si je ne craignais de fatiguer le lecteur en développant encore un peu cette
thèse, qui a son importance, j'ajouterais que l'art lui-même de l'orchestration
me paraît assez assimilable à l'art du coloris chez le peintre; la palette du
musicien, c'est sa colonne d'orchestre; il y trouve tous les tons nécessaires
pour revêtir sa pensée, son dessin mélodique, son tissu harmonique, pour y
produire des lumières et des ombres, et il les mélange à peu près comme le
peintre le fait de ses couleurs.
Envisagées ainsi, la musique militaire, la musique d'harmonie, la fanfare,
correspondraient aux divers genres de peinture décorative. Comme eux, elles
procèdent par grandes masses, négligent les détails, emploient les procédés
violents et visent surtout à porter loin, à grande distance. Et la musique de
chambre serait l'aquarelle, de nature intime, mais possédant les nuances les
plus tendres et les plus délicates. Le grand orgue, avec ses tons si chauds et
si variés, sa puissance formidable et sa douceur séraphique, n'est-il pas, dans
nos cathédrales, l'associé naturel des vitraux étincelants, ou les couleurs les
plus heurtées et les plus bruyantes viennent se fondre en un éclairage
harmonieux?
Le piano, lui, n'a qu'un seul timbre; instrument à percussion, il est noir. La
musique de piano, c'est donc du blanc et du noir, comme le dessin au crayon, le
fusain, la gravure. Aussi, de même que le dessin arrive à reproduire un tableau
et à en faire pressentir les tons, au moins dans une certaine mesure, par des
valeurs relatives, le piano est l'instrument par excellence de la transcription,
qui, dans le domaine des sons, est une opération identique. Entre des mains
habiles, il arrive à donner l'illusion des timbres, et c'est pourquoi de grands
maîtres n'hésitent pas à lui confier, à écrire spécialement pour lui des choses
conçues et pensées pour l'orchestre. Les hachures sont au dessinateur ce que le
trémolo est au pianiste, et
le rôle de la pédale est comparable à celui de l'estompe ; par l'une comme par
l'autre, tout est mélangé, embrouillé, renforcé ou atténué, selon le mode
d'emploi et son opportunité.
Personne ne niera qu'il y ait les plus grands rapports, comme manifestation
d'art, entre l'orgue de barbarie et les images d'Épinal, entre la photographie
et la phonographie, quoique l'avantage soit pour cette dernière, car le
photographe ne peut encore reproduire les couleurs, tandis que le phonographe,
bien qu'encore imparfait, donne déjà une certaine impression du timbre, que les
Allemands, pensant un peu comme moi et l'aveugle, appellent Klangfarbe
(littéralement : couleur du son); je crois devoir le redire ici, à l'appui de ma
thèse.
Le plus curieux rapprochement ne peut-il pas être fait, d'ailleurs, entre
l'oreille,
dont nous connaissons la structure, et l'organe de perception des
couleurs? Les paupières protègent l'œil comme le pavillon et le conduit auditif
protègent l'oreille; la pupille, première lentille, et le cristallin, deuxième
lentille, correspondent au tympan et à la fenêtre ovale ; la chambre antérieure
et la chambre postérieure de l'œil contiennent chacune un liquide spécial,
l'humeur aqueuse et l'humeur vitrée, qui offrent la plus grande analogie avec
les liquides du vestibule et du labyrinthe de l'oreille ; l'œil est en
communication avec l'arrière-bouche par le canal lacrymal comme l'oreille par la
trompe d'Eustache; enfin, le nerf optique vient, s'épanouir sur la rétine en
fibres et en bâtonnets microscopiques (les bâtonnets de la membrane de Jacob) de
longueurs différentes, correspondant aux diverses couleurs, tout comme le nerf
acoustique se termine par les ramifications appelées soies de Schultze et fibres
de Corti, dont chacune est impressionnable par un son simple différent.
Les deux organismes reçoivent, décomposent et transmettent au cerveau des
vibrations de périodes très distinctes, les unes atomiques et les autres
moléculaires, mais en fin de compte ce ne sont jamais que des vibrations.
Et l'émotion que produit la musique n'est peut-être elle-même qu'un autre
phénomène vibratoire, dans lequel l'organe récepteur serait l'âme ? Mais en m'aventurant dans
cette voie je craindrais de m'égarer.
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