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Dix écrits de Richard Wagner - De la musique allemande (3/7) >  De la musique allemande (3/7) Entre les mains de ces honnêtes et naïfs artistes qui n'ont point à se 
préoccuper de l'opinion d'un public prévenu, l'art rejette toute affectation et 
toute parure d'emprunt pour se montrer dans le pur et simple appareil de la 
vérité. Ce n'est plus seulement ici l'oreille qu'il faut satisfaire, il faut 
aussi faire la part de l'âme et du cœur. L'Allemand veut non seulement sentir, 
mais encore penser la musique, si je puis m'exprimer ainsi ; le plaisir de la 
sensation physique doit céder au besoin d'une satisfaction intellectuelle. 
Au-delà de l'impression extérieure résultant d'une combinaison musicale, 
l'Allemand veut en analyser le secret organique, et il recherche dans l'étude 
sérieuse du contrepoint la source de ces émotions si vives et si merveilleuses 
que lui font éprouver les œuvres des grands maîtres ; il se perfectionne ainsi 
dans la théorie, et devient lui-même pour ainsi dire aussi habile qu'eux en fait 
de critique et d'appréciation musicales. 
Ce besoin de jouissances musicales se transmet de père en fils, et les moyens 
d'y répondre deviennent une partie essentielle de l'éducation. C'est dès 
l'enfance, et en même temps qu'ils suivent leurs études scolastiques, que les 
Allemands s'initient aux principes les plus abstraits et les plus profonds de la 
science musicale ; et aussitôt qu'ils sont en état d'exercer spontanément leur 
jugement et leur goût, la musique se trouve naturellement un des objets habituels de leurs pensées et de leurs réflexions. Bien 
loin de ne voir alors en elle qu'un instrument de distraction, ils apportent au 
contraire dans sa pratique le même sentiment de vénération et de piété que leur 
inspirent les devoirs les plus sacrés. De là cette espèce de rêverie sérieuse 
et mélancolique qui s'identifie pour eux avec l'exercice de cet art, et qui 
caractérise en Allemagne toutes ses productions. 
C'est autant à cause de cette manière de sentir que par suite de l'insuffisance 
de son éducation vocale, que l'Allemand s'adonne de préférence à la musique 
instrumentale. Si nous admettons d'ailleurs que tout art possède une branche 
spéciale qui le représente d'une manière plus complète et plus absolue, c'est 
sans contredit, pour la musique, le genre instrumental. Dans les autres, en 
effet, l'élément primitif est toujours plus ou moins altéré par un principe 
secondaire, et jamais l'alliage qui en résulte ne produit, comme l'a démontré 
l'expérience, d'aussi brillants effets que le genre purement instrumental. 
Combien d'adjonctions hétérogènes et d'accessoires de toute sorte, par exemple, 
l'esprit ne doit-il pas apprécier à la représentation d'un opéra pour arriver à 
la parfaite intelligence de la pensée du compositeur ? Et que de fois celui-ci 
n'est-il pas obligé de subordonner ses inspirations à de vulgaires détails 
totalement opposés
à la dignité de l'art? Dans le cas extrêmement rare où toutes les parties 
intégrantes d'un pareil ouvrage se trouvent par bonheur conformes et analogues 
au mérite de la musique elle-même, j'avoue qu'on jouit alors d'un 
perfectionnement dont la valeur intrinsèque et le charme séducteur n'ont pas 
besoin d'être relevés. Mais  cela même ne saurait ravir au genre instrumental 
proprement dit le premier rang. Car là seulement le musicien n'est assujetti à 
aucun sacrifice, et peut réaliser les plus sublimes inspirations de sa science 
; c'est le seul domaine où, indépendant de toute influence étrangère, le génie 
peut atteindre à l'idéal ; c'est là qu'appartient sans réserve au talent 
l'usage de toutes les ressources de l'art, sans excursion possible au dehors. 
Il n'est donc pas surprenant que l'Allemand, grave et méditatif, s'adonne par 
prédilection au genre instrumental ; car c'est celui qui répond le mieux à son 
penchant pour la rêverie, sans que son attention soit circonscrite sur une idée 
déterminée ; celui qui permet à son imagination de flotter au hasard dans la 
vague région des pressentiments, affranchie de tout lien matériel. 
Pour être initié à la compréhension de ces chefs-d'œuvre spéciaux, il ne faut ni 
secours étrangers, ni scène resplendissante, ni chanteurs richement rétribués, 
ni aucun apparat théâtral ; un violon, un piano suffisent à leur manifestation 
magnifique et glorieuse ; et tous les Allemands sont passés
maîtres sur l'un ou l'autre de ces instruments. Les plus modestes résidences 
renferment même assez d'artistes consommés pour organiser un orchestre capable 
de rendre les conceptions les plus grandioses et les plus compliquées. Or, 
quelle réunion des produits les plus variés des autres arts équivaudrait à 
l'enchantement magique produit par un excellent orchestre exécutant une 
symphonie de Beethoven? Aucune assurément. Il n'est point de combinaison 
matérielle quelque riche et gracieuse qu'on la suppose, qui pût lutter avec 
l'illusion fantastique résultant de l'audition d'un de ces chefs-d'œuvre. 
L'Allemand a donc, pour ainsi dire, des droits exclusifs sur la musique 
instrumentale ; c'est pour lui une seconde vie, une autre nature. Et c'est 
peut-être à cette timidité naïve, trait distinctif du caractère national, qu'il 
faut attribuer chez nous l'immense développement de cette étude. C'est elle qui 
empêche les Allemands de faire parade de leur savoir ; ils comprennent, avec un 
tact délicat, que ce serait outrager, renier en quelque sorte cet art révéré, si 
pur et si sacré à leurs yeux ; que le souffle et le contact de la foule, en 
corrompraient certainement l'essence. L'Allemand garde donc ses extases 
musicales pour lui-même, ou il les confie tout au plus à ses familiers les plus 
intimes ; et alors il s'abandonne sans scrupule à ses émotions, il donne un 
libre cours aux pleurs que lui arrache la joie ou la douleur, et c'est là qu'il 
se montre dans l'acception la plus complète, du mot. Si les auditeurs font 
défaut, il y a là un piano ou quelques autres instruments pour recevoir ses confidences. 
On exécute un quatuor, un trio ou une sonate, suivant le nombre des assistants, ou  bien on 
chante à quatre voix un Lied national. Survient-il quelqu'un, c'est un auxiliaire de 
plus, et l'on attaque alors une symphonie. Et c'est ainsi que foyer domestique en 
Allemagne est le trépied permanent de la musique instrumentale. Mais il est évident 
que de pareils exercices ne sauraient dignement appréciés que dans un cercle restreint 
d'amis, et non par le public en masse. Il faut être pénétré soi-même d'une 
rêverie douce et sévère pour éprouver ces ravissements profonds et sublimes dont cet art 
récompense ses prosélytes; et cela n'adviendra jamais qu'à un musicien d'élite, 
et non aux oisifs du grand monde sans cesse affamés de jouissances factices ; 
car tous ces détails merveilleux et spirituels qu'admire un auditeur moins 
futile, passent inaperçus aux yeux du vulgaire, qui dédaigne, comme prétentieuses ou 
insignifiantes, des choses qui dérivent cependant des sources les plus pures de l'art. ***
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- « Stabat Mater », de Pergolèse
- Du métier de virtuose
- Une visite à Beethoven
- De l'ouverture
- Un musicien étranger à Paris
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- Le « Freischütz »
- Une soirée heureuse
- Halévy et « la Reine de Chypre »
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