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Dix écrits de Richard Wagner - Le Freischütz (3/5) > Le Freischütz (3/5) Cette nuit-là, sept balles furent fondues, balles fatales que Samiel a
enchantées, et auxquelles il a communiqué la vertu d'atteindre infailliblement
le but qu'on leur assignera. Toutefois, sur les sept balles, il s'en est réservé
une à laquelle il peut donner telle direction qu'il lui plaira. Les deux
chasseurs se partagent les sept balles par moitiés inégales : quatre sont échues
au plus jeune. On se prépare au tir ; le prince qui s'y trouve présent veut
d'abord mettre à l'épreuve le fiancé, il lui ordonne de montrer son adresse au
tir ; et pour se produire avec avantage, et donner une bonne idée de son talent,
le jeune homme a naturellement recours à ses balles-franches : et en effet elles
portent toutes sans manquer d'une ligne, si éloigné que soit le but. De cette
façon sa provision de balles enchantées s'est épuisée ; il ne lui en reste plus
qu'une qu'il garde jusqu'au jour fatal où il s'agira de disputer la main de la jeune fille à ses rivaux. Mais à partir de ce
moment, il redevient aussi maladroit qu'auparavant. Son camarade, lui aussi, a
jeté au hasard et sans aucune utilité les trois balles-franches qu'il avait
reçues pour sa part, et cela dans l'intention de forcer notre jeune homme à se
servir de la septième et dernière qui lui reste. Le moment est arrivé : une
colombe blanche traverse les airs. On dit au jeune homme de la viser ; ce sera
pour lui l'épreuve décisive. Plein de confiance en sa balle-franche, l'infortuné
presse la détente. Le coup part... et sa prétendue tombe baignée dans son sang !
La balle que Satan s'était réservée a frappé la jeune fille au cœur.
Telle est la tradition du franc-tireur (Freischütz); et, de nos jours, les
chasseurs de ces contrées parlent encore de balles-franches. Cette tradition
sombre, démoniaque, s'accorde parfaitement avec l'aspect solennel et
mélancolique de ces formidables forêts de la Bohême. On comprend au premier coup
d'œil le sens de ces récits populaires, quand on traverse ces solitudes, ces
vallées coupées dans les rochers hérissés d'antiques sapins aux formes les plus
bizarres. La tradition du Freischütz porte d'ailleurs profondément l'empreinte
de la nationalité allemande. Chez tout autre peuple, le diable eût été
probablement de la partie ; le diable est toujours en jeu
partout où il arrive un malheur. Mais ce n'est que chez les Allemands que
l'élément démoniaque pouvait se manifester sous des formes aussi mystiques, avec
le caractère de mélancolie rêveuse ; que la nature extérieure pouvait se
confondre aussi intimement avec l'âme de l'homme, et produire des émotions aussi
naïves et aussi touchantes. Partout ailleurs nous voyons le diable se mêler
parmi la société des hommes, inspirer des sorciers et des sorcières, les
abandonner au bûcher ou les sauver de la mort selon son bon plaisir ; nous le
voyons même revêtir le caractère de père de famille, et veiller au salut de son
fils. Mais ces récits, le paysan le plus grossier n'y croit plus de nos jours ;
tandis que les contes et traditions qui ont leur origine dans les régions les
plus mystérieuses de la nature et du cœur humain éveillent encore aujourd'hui
les sympathies des gens instruits ; ils aiment à se reporter aux jours de leur
enfance où les grands arbres des sombres forêts, s'agitant au souffle de la
tempête, leur paraissaient des êtres vivants, dont les voix mystérieuses étaient
comme l'écho d'un monde fantastique.
Ce n'est que chez le peuple où la tradition du Franc-tireur avait pris
naissance, et qui aime encore aujourd'hui à se laisser bercer au charme du
merveilleux, qu'un compositeur, homme d'esprit, pût concevoir l'idée d'asseoir
un grand ouvrage musical sur une pareille base. En prenant cette tradition pour texte de son opéra, Weber savait qu'il serait compris
aussi bien dans les accords profondément mystérieux de l'ouverture, que dans les
simples et joyeuses mélodies du chœur des jeunes compagnes de la fiancée. En
effet, en glorifiant le vieux conte populaire, le compositeur s'assurait un
triomphe, dont jusque-là il n'y avait point eu d'exemple. Aux accords de cette
suave et profonde élégie, il vit se confondre dans un même sentiment
d'admiration ses compatriotes du nord et du midi, depuis les sectateurs de la
Critique de la raison pure de Kant, jusqu'aux lecteurs du Journal des modes de
Vienne. Le philosophe de Berlin fredonnait gaiement : Nous te tressons la
couronne virginale ; le directeur de police répétait avec enthousiasme : A
travers les bois, à travers les prairies ; tandis que le laquais de cour
chantait d'une voix enrouée : Que peut-on comparer sur terre aux plaisirs de la
chasse? Et moi-même, je me rappelle qu'étant enfant, je m'efforçais de donner
une expression diabolique à cet air si âpre, si sauvage : Ici-bas dans cette
vallée de larmes. Le grenadier autrichien marchait aux sons du chœur des
chasseurs ; le prince Metternich dansait la valse des paysans de la Bohême ; et
les étudiants d'Iéna chantaient le chœur moqueur (Spottchor) à leurs
professeurs. Cette fois, tous les divers éléments de la vie politique allemande,
qui se brise dans tous les sens, se réunissaient
en un foyer commun : d'un bout de l'Allemagne à l'autre, le Freischütz était
dansé, chanté, écouté avec transport. ***
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