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Dix écrits de Richard Wagner - Le Freischütz (2/5) > Le Freischütz (2/5) Or, à mesure que l'époque approchait où sa destinée devait se décider pour
toujours, le sort
paraissait devenir de jour en jour plus hostile à notre jeune homme. Jusque-là
il avait été le plus heureux et le plus adroit chasseur ; maintenant il lui
arrivait souvent de courir les bois des jours entiers, sans pouvoir rapporter à
la maison le moindre trophée en témoignage de ses exploits. La pitié qu'il
éprouvait pour les hôtes innocents des forêts lui avait-elle gâté l'œil ou la
main? Mais alors pourquoi le coup portait-il à faux, quand il visait un de ces
brigands des airs pour lesquels, certes, il était bien éloigné d'éprouver la
moindre sympathie? Pourquoi ne logeait-il plus la balle dans le noir, quand on
tirait à la cible? Pourquoi manquait-il le but, quand il cherchait à calmer les
inquiétudes de sa prétendue par un coup heureux? Le vieux forestier secouait la
tète; les anxiétés de la jeune fille croissaient de jour en jour ; notre chasseur errait dans les profondeurs des bois, se livrant à de sombres pensées.
Il méditait à part lui sur ses malheurs, il cherchait à en approfondir les causes.
Souvent, dans le fond de son âme. il entendait de nouveau le bruit des sapins,
les affreux croassements, comme au jour où un hasard funeste l'avait conduit à
la Vallée aux Loups. Il se croyait sous l'obsession de quelque puissance
démoniaque jalouse de son bonheur et acharnée à sa perte. En même temps lui
revenait à la mémoire tout ce qu'on lui avait raconté au sujet de cette
apparition nocturne
qu'on appelait la Chasse sauvage. C'était une troupe infernale de chasseurs, une
cohue de chevaux, de chiens, de cerfs et de sangliers qui, à minuit, roulait
pêle-mêle au-dessus des bois. Malheur à celui qui se trouvait sur son passage !
C'était un tintamarre, un cliquetis d'armes, des rugissements si effroyables
mêlés aux sons du cor, aux aboiements des chiens, aux hennissements des chevaux,
que le cœur d'un mortel était trop faible pour y résister : ceux qui avaient vu
la Chasse sauvage en mouraient presque toujours peu de temps après. Le jeune
chasseur se rappelait aussi avoir entendu parler de celui qui conduisait les
meutes aériennes, espèce de génie malfaisant connu sous le nom de Samiel, qui
cherchait à enrôler des jeunes gens pour ses courses nocturnes. Dans ce but,
Samiel détachait un de ses suppôts vers l'infortuné, dont il voulait faire sa
victime. Celui qui lui servait d'instrument pour exécuter ses projets était un
garçon adroit, rusé, déjà initié à ces mystères de i'enfer; il circonvenait le
jeune homme, s'insinuait dans son amitié, lui parlait souvent de certaines
forces occultes, de certaines influences magiques, grâce auxquelles on était sûr
de son coup, et qui mettaient le chasseur à même de l'emporter sur tous ses
rivaux. Il lui disait que si on se rendait à certaine heure dans telle ou telle
localité, on pouvait, à l'aide d'évocations très faciles à accomplir, conjurer
des esprits, se les rendre
tributaires, et les forcer à vous rendre des services inappréciables. Ainsi, par
exemple, il lui proposait de l'accompagner à minuit en certain lieu ; et s'il
voulait faire part à demi, il promettait de lui procurer des balles qui,
imprégnées d'une puissance démoniaque, avaient la propriété d'atteindre le but
le plus éloigné. Ces balles on les appelait balles-franches, et celui qui les
possédait était franc-tireur (Freischûtz).
Le jeune homme restait tout ébahi, tout stupéfait devant ces merveilleux récits
qui s'accordaient du reste parfaitement avec tout ce qui se passait autour de
lui depuis quelque temps. Ne devait-il pas être porté à croire à l'influence
d'esprits invisibles, quand il songeait que lui, le meilleur tireur de la
contrée, ne pouvait plus compter sur sa carabine, qui jusque-là n'avait jamais
trompé son coup d'œil ? Déjà la paix de son âme était troublée : le jour était
proche où, grâce à sa mauvaise étoile, il allait perdre pour toujours,
peut-être, le bonheur auquel il aspirait. Sa destinée semblait le pousser
irrévocablement à se servir d'une de ces balles démoniaques dont son camarade
lui avait vanté l'infaillible puissance. Mais ces balles, où les trouver ? — A
minuit, dans la Gorge-aux-Loups ! — Les cheveux se dressaient sur la tête du
vertueux jeune homme. Dans la Gorge-aux-Loups ! A minuit ! Alors il comprenait
tout. D'un coup d'œil, il sondait le sacrifice énorme qu'on exigeait de lui ;
il s'agissait positivement du salut de son âme ! Et pourtant il n'avait pas
d'autre ressource ; c'était le seul moyen de se soustraire à l'influence de
l'astre malfaisant qui pesait sur lui. Pâle, une flamme sinistre dans les yeux,
il retourne auprès de sa bien-aimée. L'aspect de la pieuse et candide jeune
fille ne saurait le calmer ; il sait qu'il n'a que deux partis à prendre :
renoncer à elle et à son bonheur ici - bas, ou tenter une chance terrible et
recourir à l'enfer. Le feuillage des arbres frémit doucement autour de la maison
solitaire du forestier ; la joyeuse compagne de celle qu'il aime cherche
vainement à l'égayer ; vainement la jeune fiancée enlace ses bras autour de la
taille de son prétendu. Il reste immobile, les yeux fixes, concevant dans sa
pensée les terribles mystères vers lesquels il se sent entraîné ; il croit
entendre de loin les accents formidables qui l'appellent à la Gorge-aux-Loups où
son camarade l'attend pour l'initier aux pratiques de l'enfer ! Il s'arrache des
bras de sa fiancée qu'agitent de cruelles appréhensions : pour la posséder il
est prêt à sacrifier le salut de son âme.
Guidé par les puissances ténébreuses auxquelles il s'abandonne, il arrive au
séjour redouté où son camarade a tout disposé pour l'œuvre des ténèbres. En vain
l'ombre de sa mère lui apparaît pour le mettre en garde contre les sortilèges du
démon ; poussé par le désespoir, il descend dans
la gorge. La fonte des balles commence. Les puissances des ténèbres éternelles
sont évoquées ; bientôt s'accomplit ce que le jeune homme avait pressenti lors
de sa première visite à la Vallée aux Loups. Tout ce qui l'entoure s'anime par
degrés ; des milliers de corps se dressent, étendant leurs bras vers lui ;
l'ouragan mugit ; les hurlements des airs forment un concert infernal ; des
visions, comme jamais il ne s'en est montré aux regards d'un mortel, surgissent
de la gorge ; enfin la chasse sauvage passe au-dessus de leur tête : éperdu, le
chasseur tombe sans connaissance, la face contre terre. ***
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