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Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (2/10) >  Un musicien étranger à Paris (2/10) — Mon pauvre ami, lui dis-je, je ne ris plus ; en ce moment, au contraire, 
j'éprouve pour toi et pour ton chien une inquiétude qui m'afflige profondément, 
car, quelque modéré que tu puisses être dans ton appétit, je sais que ce bel 
animal ne laissera pas de manger beaucoup. Tu veux nourrir toi et ton chien avec 
ton talent ? C'est un beau projet, car si notre propre conservation est le 
premier devoir qui nous soit imposé, l'humanité envers les animaux est le second 
et le plus beau. Mais dis-moi maintenant, quels moyens comptes-tu employer pour 
mettre ton talent en évidence? Quels sont tes projets ? Voyons, fais-moi part de 
tout cela. 
— Oh! pour ce qui est des projets, je n'en manque pas, et je vais t'en 
soumettre un grand nombre. D'abord je pense à un opéra. J'en ai une bonne 
provision ; les uns sont entièrement terminés, les autres ne sont faits qu'à 
moitié ; d'autres encore, et en grand nombre, ne sont qu'ébauchés, soit pour le Grand-Opéra, soit pour l'Opéra-Comique. Ne m'interromps pas ! Je sais 
parfaitement que de ce côté les affaires ne marcheront pas très vite, et je ne considère ce
projet que comme le but principal vers lequel doivent tendre et se concentrer 
tous mes efforts. Mais si je ne dois pas espérer d'obtenir si promptement la 
représentation de mes ouvrages, tu m'accorderas bien au moins qu'avant peu je 
pourrai être fixé sur la question de savoir si mes compositions seront acceptées 
ou non par les directions théâtrales. Eh quoi ! tu ris encore ! Ne dis rien ; je 
connais d'avance l'objection que tu médites, et je vais y répondre à l'instant. 
Je suis bien persuadé qu'ici encore j'aurai à lutter contre des obstacles sans 
cesse renaissants ; mais enfin ces obstacles, en quoi peuvent-ils consister, 
après tout ? Uniquement dans la concurrence. Les plus grands talents se 
trouvant réunis ici, chacun à l'envi vient offrir ses œuvres ; or, il est du 
devoir des directeurs de soumettre ces œuvres à un examen sévère et 
consciencieux ; la lice doit être impitoyablement fermée aux médiocrités, et il 
ne peut être donné qu'aux travaux d'un mérite avéré d'avoir l'honneur d'être 
choisis entre tous. Eh bien ! cet examen, je m'y suis préparé, et je ne demande 
aucune faveur, sans en avoir été reconnu digne. Mais en dehors de cette 
concurrence, que pourrais-je encore avoir à redouter ? Me faudrait-il craindre 
par hasard de me trouver, ici comme en Allemagne, dans l'obligation d'avoir 
recours à des voies tortueuses pour me procurer l'entrée des théâtres royaux ? 
Dois-je croire que, pendant des années entières,
il me faudra mendier la protection de tel ou tel laquais de cour, pour finir par 
arriver, grâce à un mot de recommandation qu'aura daigné m'accorder quelque 
femme de chambre, à obtenir pour mes œuvres l'honneur de la représentation? Non 
sans doute, et à quoi bon d'ailleurs des démarches si serviles, ici, à Paris, là 
capitale de la France libre, à Paris, où règne une presse puissante qui ne fait 
grâce à aucun abus ni à aucun scandale et les rend par cela même impossibles, à 
Paris enfin où le vrai mérite peut seul espérer d'obtenir les applaudissements 
d'un public immense et incorruptible ? 
— Le public, m'écriai-je, tu as raison. Je suis aussi d'avis qu'avec ton talent 
tu pourrais espérer de réussir, si tu n'avais affaire qu'au public seul; mais 
c'est précisément dans le plus ou le moins de facilité d'arriver jusqu'à lui que 
tu te trompes lourdement, mon pauvre ami. Ce n'est pas la concurrence des 
talents contre laquelle tu auras à combattre, mais bien celle des réputations 
établies et des intérêts particuliers. Es-tu bien assuré d'une protection 
ouverte et influente, alors tente la lutte, mais sans cela, et surtout si tu 
manques d'argent, tiens-toi soigneusement à l'écart, car tu ne pourras que 
succomber, sans même avoir attiré sur toi l'attention publique. Il ne sera pas 
question de mettre à l'épreuve ton talent et tes travaux. Oh! non, ce serait là 
une faveur sans pareille! On pensera seulement à s'enquérir du
nom que tu portes, et comme ce nom est étranger à toute espèce de réputation, 
comme de plus il ne se trouve inscrit sur aucune liste de propriétaires ou de 
rentiers, il vous faudra végéter inaperçus, toi et ton talent. 
(Je n'ai nul besoin, je pense, de faire remarquer au lecteur que, dans les 
objections dont je me sers et dont j'aurai encore à me servir vis-à-vis de mon 
ami, il ne s'agit nullement de voir l'expression complète de ma conviction 
personnelle, mais seulement une série d'arguments que je regardais comme urgent 
d'employer pour amener mon enthousiaste à abandonner ses plans chimériques, sans 
diminuer pourtant en rien sa confiance en son talent.) 
Ma controverse manqua cependant son effet sur lui : il devint chagrin, mais il 
ne m'accorda aucune foi. Je continuai en lui demandant à quels moyens il 
prétendait avoir recours pour se faire, en attendant, un commencement de 
réputation qui pût lui être de quelque utilité dans la mise à exécution de 
l'important projet qu'il venait de me communiquer. 
Ma question sembla dissiper sa mauvaise humeur. ***
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- « Stabat Mater », de Pergolèse
- Du métier de virtuose
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- De l'ouverture
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- Le musicien et la publicité
- Le « Freischütz »
- Une soirée heureuse
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