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Dix écrits de Richard Wagner - De l'ouverture (3/4) >  De l'ouverture (3/4) Maintenant que nous avons parcouru l'histoire de l'ouverture, et mis sous nos 
yeux les produits divers les plus brillants de ce genre, reste la question de 
savoir laquelle de ces manières de concevoir et d'exécuter l'ouverture est la 
plus juste et la mieux appropriée à sa destination. Comme il s'agit de ne pas se 
faire exclusif, une réponse nette et précise à cette question n'est certainement 
pas une chose facile. Nous avons devant nous deux chefs-d'œuvre inaccessibles 
dans lesquels, si la sublime intention exécutrice est absolument la même, la 
conception immédiate et le travail de la matière diffèrent complètement. Je 
parle des ouvertures de Don Juan et de Léonore. Dans la première, l'idée 
dominante, l'idée saisissante du drame est pour ainsi dire indiquée par deux 
traits principaux, et puise le complément d'une vie réelle, incontestable, dans 
le mouvement du travail musical. La passion humaine s'agite dans un conflit 
contre la puissance infernale sous laquelle elle paraît destinée à succomber. Si 
Mozart eût ajouté à son ouverture la terrible et tragique conclusion de son 
opéra, rien ne manquerait à cette œuvre .pour être considérée comme un tout 
complet, un drame à part. Mais le compositeur abandonne au pressentiment le 
résultat de cette lutte que personnifie son ouverture. Dans l'étonnante 
transition à la première scène de l'opéra, les éléments ennemis semblent se plier à une volonté 
supérieure, et un souffle plaintif, profond et tragique plane comme un souffle 
calmant sur les combattants épuisés. Quelque précise, claire et saisissable que 
soit dans cette ouverture, du moins pour une organisation poétique, cette 
principale idée tragique de l'opéra, il ne s'y trouve pourtant pas un seul 
passage qui se rapporte immédiatement à la marche dramatique de l'action. Nous 
ne trouvons nulle part un motif qu'on puisse signaler comme telle ou telle 
partie de l'opéra. Le mouvement du travail musical de l'ouverture est 
complètement indépendant des péripéties de la scène. L'auditeur est saisi par 
les alternatives d'un combat acharné, mais il ne s'attend jamais à le voir se 
transformer en drame. C'est ici qu'existe la différence radicale entre 
l'ouverture de Don Juan et celle de Léonore. En écoutant ce dernier morceau, on 
ne peut se défendre de cette violente anxiété qui nous domine quand nous 
assistons au développement immédiat d'une action saisissante. Dans cette 
puissante composition, Beethoven a donné, comme je l'ai déjà dit, un drame 
musical, drame à part, créé à l'occasion d'un autre drame, et non pas la simple 
esquisse de l'idée dominante, ou une introduction préparatoire à l'action scénique. La manière de procéder de Beethoven avec la conception de l'élément 
dramatique nous fait deviner facilement le motif pour lequel il a
regardé comme un devoir d'artiste, devoir supérieur, de faire son ouverture 
ainsi et non autrement. L'acte grandiose, poétique, qui s'accomplit, mais 
retardé, affaibli par une foule d'incidents inutiles, dans l'opéra même, il 
s'agissait pour Beethoven de le représenter ici dans son unité la plus 
resserrée. L'histoire d'un cœur animé d'un grand amour, exalté par une 
résolution sublime jusqu'à descendre comme un génie sauveur dans les abîmes de 
la mort, voilà ce que le grand musicien voulait nous rendre sous les couleurs 
les plus naturelles d'une sainte poésie. Une pensée morale, élevée, semble 
pénétrer tout l'ouvrage. C'est la liberté qu'un ange de lumière apporte 
joyeusement à l'humanité souffrante. Nous sommes transportés dans un sombre 
cachot. Aucun rayon du jour, n'arrive jusqu'à nous. L'horrible silence de la 
nuit n'est troublé que par des soupirs gémissants, par une aspiration profonde 
vers la liberté, la liberté! Là-bas, sous la lumière du soleil, un ange abaisse 
vers le cachot des regards pleins de désirs. L'air de pure, de divine liberté 
qu'il respire lui devient un fardeau du moment qu'il ne peut le respirer avec 
vous sur qui pèse l'abîme. Il prend alors une résolution de détruire toutes les 
barrières, tous les obstacles qui vous séparent des regards du ciel lumineux. 
Semblable à un second Messie, il veut accomplir l'œuvre de rédemption. Mais cet 
ange est une femme douée d'une force non divine, mais humaine.
Elle est menacée de succomber. Mais l'idée surhumaine, divine, qui illumine son 
âme relève de nouveau son héroïque résolution, soutient ses forces jusqu'au bout 
; par un effort suprême, immense, elle surmonte les derniers obstacles, arrache 
la dernière pierre qui mure l'entrée du cachot ; les puissants rayons du soleil 
vont éclater dans les ténèbres: Liberté! liberté! s'écrie la rédemptrice; 
Liberté! s'écrie le captif délivré. Voilà l'ouverture de Léonore comme l'a faite 
Beethoven. Elle est dominée dans tout son cours par l'infatigable animation du 
progrès dramatique, par l'ardent désir d'accomplir une tâche sublime. 
Cet ouvrage est cependant unique en son genre, et, comme je l'ai déjà dit, ne 
saurait plus être appelé ouverture, tant que nous entendrons par ouverture un 
morceau dont la seule destination est d'être exécuté avant le drame et de 
disposer l'auditeur à en comprendre le caractère particulier. D'ailleurs, 
comme je ne traite point ici d'oeuvre d'art en général, mais seulement de ce qui 
doit être la véritable destination de l'ouverture prise dans son sens exact, 
celle de Léonore ne doit pas être admise comme règle, parce qu'elle offre par 
avance le drame complet, dans son mouvement ardent et précipité. Il en résulte 
qu'elle risque de ne pas être comprise des auditeurs, s'ils ne possèdent ni une 
grande dose d'imagination ni la connaissance anticipée de l'action scénique ; ou bien elle satisfait tout d'abord l'auditeur mieux doué, et, dans un 
certain sens, atténue le plaisir qu'il doit trouver à connaître l'opéra même. 
Laissons donc de côté cette gigantesque ouverture de Léonore. et retournons à 
celle de Don Juan. Ici nous avons trouvé le contour de l'idée conductrice du 
drame développé par une exécution purement musicale, mais nullement dramatique. 
Je déclare sans hésiter que cette manière de concevoir et de traiter l'ouverture 
me paraît la plus appropriée à la destination de ces sortes de morceaux, et 
surtout parce que, de cette manière, le compositeur peut demeurer complètement 
dans le domaine de la musique, sans être mis dans la nécessité d'introduire dans 
son travail musical des détails d'art purement dramatiques, et, par conséquent, 
de sacrifier plus ou moins sa liberté d'artiste. Et puis, le musicien atteint 
ainsi, du moins à mon avis, le plus sûrement au but de l'ouverture. Ce morceau 
doit être en réalité un prologue idéal, et comme tel, en vous transportant dans 
une sphère supérieure, doit vous préparer, et non épuiser par avance le sujet, 
du moins sous le rapport dramatique. Je ne prétends pas dire cependant que 
l'idée personnifiée musicalement ne doit pas être poussée jusqu'à son expression 
la plus complète. Au contraire, l'ouverture, considérée comme œuvre musicale, 
doit être un tout amené à sa plus entière conclusion. ***
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