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Dix écrits de Richard Wagner - De l'ouverture (2/4) > De l'ouverture (2/4) Après Gluck, ce fut Mozart qui donna à l'ouverture son véritable sens. Sans
chercher péniblement à exprimer et à rendre ce que la musique ne peut jamais,
par sa nature, ni rendre exprimer, les détails et les complications de
l'action, comme les expliquait l'ancien prologue, il saisit l'idée conductrice
du drame, en prit le côté qui appartenait essentiellement à la musique, la
passion, et en fit ainsi une poétique contre-épreuve du drame proprement dit,
tableau qui avait assez de valeur indépendante pour être vu isolé, mais qui
puisait pourtant sa nécessité intrinsèque dans le drame auquel il était destiné.
De cette façon, l'ouverture devint un morceau de musique qui existait par
lui-même, et qui était par conséquent complètement fini, alors même que sa
contexture le rattachait à la première scène de l'opéra. Mozart donna pourtant
à la plupart de ses ouvertures une conclusion musicale, comme on en trouve dans
celles de la Flûte enchantée, du Mariage de Figaro, de la Clémence de Titus. On
devrait donc s'étonner qu'il n'ait pas fait de même dans la plus achevée, la
plus complète de toutes, celle de Don Juan, si l'on n'était d'ailleurs forcé
d'accorder que la prodigieuse transition des
dernières mesures de l'ouverture à la première-scène de l'opéra est un trait de
génie tel qu'il constitue une conclusion d'une nature toute particulière qui ne
pouvait tourner autrement dans une ouverture de Don Juan.
L'ouverture ainsi faite par Gluck et Mozart, devint la propriété de Cherubini et
de Beethoven. Il faut seulement remarquer que dans la manière de voir de ces
deux grands compositeurs, qui ont, du reste, de nombreux points d'affinité,
Cherubini conçut en grande partie selon le type laissé par Mozart, pendant que
Beethoven finit par s'en éloigner prodigieusement. Les ouvertures de Cherubini
sont des esquisses poétiques de la principale idée du drame, envisagée dans ses
traits généraux, et resserrée dans l'unité claire et transparente; mais son
ouverture des Deux Journées nous montre comment la marche dramatique du poème
peut s'exprimer, même dans cette forme, sans nuire en rien à l'unité de la
facture artistique. L'ouverture de Fidelio de Beethoven (la seconde en mi) est
incontestablement parente de cette ouverture des Deux Journées de Cherubini, et
c'est dans ces deux morceaux que ces deux grands maîtres ont le plus de points
de contact. Que ces limites ainsi faites aient été d'ailleurs trop gênantes pour
le génie impétueux de Beethoven, c'est ce qu'on reconnaît bien évidemment dans
ses autres grandes ouvertures, surtout dans celle
de Léonore. Beethoven, qui n'eut jamais une véritable occasion de déployer
l'élan dramatique de son génie sur le terrain du drame, tel qu'il le lui eût
fallu, paraît avoir cherché à s'en dédommager en s'appropriant l'ouverture comme
un domaine vacant qui lui appartenait par le droit du génie, et où il pût
développer sans entraves les inspirations pour lesquelles le drame lui mesurait
l'espace d'une main avare. Ce fut comme avec humeur qu'il se détourna des petits
intérêts de situation de l'intrigue dramatique, pour recomposer complètement,
dans l'ouverture, le drame à sa manière. On ne peut admettre d'autre origine à
son ouverture de Léonore. Bien loin de vouloir se réduire à une simple
introduction musicale pour le drame, il anticipa, au contraire, sur le drame
dans l'ouverture, et le développa par avance selon ses inspirations créatrices.
Cette composition gigantesque ne peut plus s'appeler ouverture : c'est le drame
lui-même à sa plus haute puissance.
Les ouvertures de Beethoven et de Cherubini furent les modèles de Weber, et
quoiqu'il n'osât pas tendre à cette hauteur vertigineuse où s'était placé
Beethoven dans l'ouverture de Léonore, il continua avec bonheur à imprimer à
l'ouverture une allure dramatique qui, heureusement, ne se perdit jamais dans la
peinture minutieuse d'accessoires sans valeur et dépourvus de portée musicale.
Et même là où Weber se laissa entraîner
par le besoin de la description musicale à réunir plus de pensées et d'images
secondaires que ne pouvait le comporter la forme de l'ouverture telle que
lui-même l'avait admise, il a toujours su, du moins, si bien conserver l'unité
dramatique de sa conception, qu'on peut lui attribuer le mérite d'invention d'un
nouveau genre. Ce genre, on dut, lui donner le nom de fantaisie dramatique,
et le plus beau résultat obtenu sous ce rapport est l'ouverture d'Obéron. Cette
composition est, pour les compositeurs modernes, de la plus haute importance, eu
égard à la tendance qu'ils ont prise en traitant l'ouverture. Dans cet ouvrage,
Weber a fait un pas qui, avec son grand talent et l'élan poétique de son
imagination, ainsi que je l'ai fait remarquer, ne pouvait que produire un
brillant résultat. On ne peut nier cependant que l'indépendance de la production
musicale doit être compromise quand elle est subordonnée à une idée dramatique
qu'on lui impose, alors que cette idée n'est pas rendue à grands traits, dont la
largeur ne saurait être un obstacle à la conception purement musicale. Le
compositeur ne peut alors peindre les détails dans le développement de son
thème dramatique qu'en morcelant son travail musical. Comme je me propose
d'insister ultérieurement sur ce point, je me borne à faire remarquer ici que
l'ouverture conçue de cette manière tourne nécessairement à la décadence, car
elle tombe ainsi de plus
en plus dans la classe des morceaux qui méritent moins le nom d'ouverture que
celui de pot-pourri.
L'histoire des pots-pourris commence à l'ouverture de la Vestale de Spontini.
Quels que soient le génie et la poésie qu'on doive reconnaître dans ce morceau,
il n'en contient pas moins les premières traces de cette manière légère et
superficielle dans l'exécution de l'ouverture, manière qui a si généralement
prévalu depuis ce temps. Pour peindre d'avance le mouvement dramatique d'un
opéra, il ne fut plus question de créer un nouveau tableau existant par lui-même
et en vertu d'un enchaînement d'idées indépendantes, mais on y suppléa en
dépeçant les images isolées de l'opéra, moins à raison de leur importance qu'à
cause de leur éclat, et en les alignant l'une à côté de l'autre. Pour un public
auquel on demandait ainsi moins de réflexion profonde, la séduction de cette
manière de procéder consistait tout à la fois dans un choix habile des motifs
les plus brillants et dans le mouvement agréable, dans le papillotage varié qui
résultait de leur arrangement. C'est ainsi que naquirent l'ouverture si admirée
de Guillaume Tell de Rossini, et celle de Zampa d'Hérold. On ne peut méconnaître
dans les compositions de cette espèce une grande puissance d'amusement, mais la
complète renonciation à une idée artistique et indépendante les rend indignes de
compter dans l'histoire de l'art noble et élevé. C'est de la musique faite pour
plaire, et rien de plus. ***
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