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Dix écrits de Richard Wagner - Une visite à Beethoven (9/9) > Une visite à Beethoven (9/9) A ces mots, il se leva et se mit à marcher d'un pas rapide dans la chambre. Dans
l'excès de mon émotion, je me levai pareillement, et je me sentis frissonner :
il m'eût été impossible de pousser plus loin cet entretien en n'ayant recours
qu'à des gestes ou à l'écriture. Il me sembla qu'en demeurant davantage je me
rendrais importun ; mais je dédaignai de tracer froidement sur le papier
quelques mots de remercîment et d'adieu ; je me bornai à prendre mon chapeau et
à m'approcher du maître en lui laissant lire mon respectueux attendrissement
dans mes regards. Il parut me comprendre et me dit : — Vous partez ? Restez-vous
encore quelque temps à Vienne? J'écrivis alors que l'unique but de mon voyage
avait été de faire sa connaissance, et que, puisqu'il avait daigné m'accueillir
avec autant de bonté, il ne me restait qu'à partir pénétré de joie et de
reconnaissance. Il me répondit en souriant : — Vous m'avez écrit par quel moyen
vous vous étiez procuré l'argent nécessaire à votre voyage. Vous pourriez rester
à Vienne pour y
publier de nouveaux galops ; c'est une denrée qui se débite ici à merveille. Je
déclarai à Beethoven que j'avais renoncé pour jamais à ce genre de travail, et
que je ne pouvais concevoir quel motif assez puissant pourrait me déterminer
désormais à un pareil acte d'abnégation. — Bah ! bah ! répliqua-t-il, pourquoi
donc pas ? Et moi, vieux fou que je suis, ne serais-je pas mille fois plus
heureux de composer des galops ; au lieu qu'il me faudra végéter à tout jamais
dans la carrière que j'ai embrassée. Bon voyage! ajouta-t-il, pensez
quelquefois à moi, et tâchons d'oublier les déceptions et les traverses de la
vie.
Emu jusqu'aux larmes, j'allais me retirer ; mais il me retint encore en me
disant : — Arrêtez ! nous allons expédier l'affaire de l'Anglais mélomane.
Voyons où il faut mettre des croix? Il prit en même temps l'album de l'Anglais
et le parcourut en souriant, puis il le referma, et l'enveloppant d'une feuille
de papier, il fit avec sa plume une énorme croix sur cette blanche enveloppe, en
me disant : — Tenez ! remettez, je vous prie, à cet heureux mortel son
chef-d'œuvre, et félicitez-le de ma part d'avoir deux oreilles bonnes et
valides. J'envie réellement son sort. Adieu, mon cher, et conservez-moi votre
amitié.
Ce fut ainsi qu'il me congédia, et je sortis de la maison dans un trouble
extrême.
En rentrant à l'hôtel, je trouvai le domestique
de l'Anglais occupé à attacher sa valise sur la voiture. Ainsi cet homme avait
aussi bien que moi atteint son but, et je fus obligé de convenir qu'il avait
fait preuve, à sa manière, de persévérance. Je montai à ma mansarde et fis mes
préparatifs de départ pour le lendemain matin. Mes yeux tombèrent sur la grande
croix apposée sur l'album de l'Anglais, et je ne pus réprimer un grand éclat de
rire. Pourtant cette croix était un souvenir de Beethoven, et je me gardai bien
de m'en dessaisir pour le gentleman musicien qui avait été le mauvais génie de
mon saint pèlerinage. J'ôtai donc cette enveloppe que je réservai pour la
collection de mes galops dignes de ce stigmate réprobateur. Quant à l'Anglais,
je lui renvoyai son album intact avec un petit billet où je lui marquais que
Beethoven avait été enchanté de sa musique, au point qu'il n'avait pas su où
poser une seule croix de blâme.
Comme je quittais l'hôtel, l'Anglais montait justement dans sa voiture : — Oh !
adieu, me criait-il ; vous m'avez rendu un très grand service, et je suis
entièrement content d'avoir vu de près Beethoven. Voulez-vous que je vous emmène
en Italie ?
— Qui donc allez-vous voir ? lui dis-je.
— Je veux faire la connaissance de M. Rossini. Oh! c'est un bien grand
compositeur.
— Merci, lui répondis-je, je connais Beethoven, et cela me suffit pour ma vie
entière.
Nous nous séparâmes. Je jetai un dernier coup d'œil d'attendrissement sur la
maison de Beethoven, et je me dirigeai du côté du nord, ennobli et relevé à mes
propres yeux. ***
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