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Dix écrits de Richard Wagner - Une visite à Beethoven (8/9) > Une visite à Beethoven (8/9) — Et comment lui demandai-je, faudrait-il s'y prendre pour composer un semblable
opéra ? — Comme Shakespeare dans ses drames, répondit-il ; et il ajouta : Quand
on consent à adapter au timbre de voix d'une actrice de ces misérables
colifichets musicaux destinés à lui procurer les bravos frénétiques d'un
parterre frivole, on est digne d'être rangé dans la classe des coiffeurs ou des
fabricants de corsets, mais il ne faut pas aspirer au titre de compositeur.
Quant à moi, de semblables humiliations me répugnent. Je n'ignore pas que bien
des gens raisonnables, tout en me reconnaissant un certain mérite en fait de
composition instrumentale, se montrent beaucoup plus sévères à mon égard au
sujet de la musique vocale. Ils ont raison, si par musique vocale ils
entendent la musique d'opéra, et Dieu me
préserve à jamais de me complaire à des niaiseries de ce genre.
Je me permis de lui demander si jamais quelqu'un avait osé, après avoir entendu
sa cantate Adélaïde, lui refuser la vocation la plus caractérisée pour le
genre de la musique vocale. — Eh bien ! me répondit-il après une courte pause,
Adélaïde et quelques autres morceaux de la même nature ne sont que des misères
qui tombent assez tôt dans le domaine de la vulgarité, pour fournir aux
virtuoses de profession un thème de plus qui puisse servir de cadre à leurs
tours de force gutturaux. Mais pourquoi la musique vocale n'offrirait-elle pas,
aussi bien que le genre rival, matière à une école sévère et grandiose ? La voix
humaine est pourtant un instrument plus noble et plus beau que tout autre ;
pourquoi ne pourrait-on pas lui créer un rôle aussi indépendant ? Et à quels
résultats inconnus ne conduirait pas un pareil système ? Car la nature si
multiple des voix humaines, et en même temps si différente de celle de nos
instruments, donnerait à cette nouvelle musique un caractère tout spécial en lui
permettant les combinaisons les plus variées. Les sons des instruments, sans
qu'il soit possible pourtant de préciser leur vraie signification, préexistaient
en effet dans le monde primitif comme organes de la nature créée, et avant même
qu'il y eût des hommes sur terre pour recueillir ces vagues harmonies. Mais il
en est tout autrement du génie de la voix humaine ; celle-ci est l'interprète directe du cœur
humain, et traduit nos sensations abstraites et individuelles. Son domaine est
donc essentiellement limité, mais ses manifestations sont toujours claires et
précises. Eh bien ! réunissez ces deux éléments ; traduisez les sentiments
vagues et abrupts de la nature sauvage par le langage des instruments, en
opposition avec les idées positives de l'âme représentées par la voix humaine,
et celle-ci exercera une influence lumineuse sur le conflit des premiers, en
réglant leur élan et modérant leur violence. Alors le cœur humain s'ouvrant à
ces émotions complexes, agrandi et dilaté par ces pressentiments infinis et
délicieux, accueillera avec ivresse, avec conviction, cette espèce de révélation
intime d'un monde surnaturel.
Ici Beethoven essoufflé s'arrêta un moment, puis il reprit en soupirant : — Il
est vrai qu'une pareille tâche présente mille obstacles dans la pratique ; car
pour faire chanter il faut des paroles, et qui serait capable de formuler en
paroles la poésie sublime qui serait le brillant résultat de la fusion de tous
ces éléments ? L'art de l'écrivain serait évidemment impuissant pour y parvenir.
Je publierai bientôt un nouvel ouvrage qui vous rappellera les idées que je
viens d'émettre : c'est une symphonie avec chœurs ; mais je dois appuyer sur les
difficultés que m'a suscitées en cette circonstance l'insuffisance du
langage poétique. Enfin j'ai arrêté mon choix sur la belle hymne de Schiller :
A
la joie. Ce sont là assurément de nobles et beaux vers, et pourtant qu'ils sont
loin d'exprimer tout ce que j'ai rêvé à ce sujet.
A présent même, j'ai peine à maîtriser l'émotion de mon cœur en me rappelant ces
confidences par lesquelles le grand artiste m'initiait dès lors à «
l'intelligence complète de sa dernière et prodigieuse symphonie, qu'il venait à
peine déterminer. Je lui exprimai ma reconnaissance avec toute l'effusion que
devait provoquer cette insigne faveur, et je lui témoignai combien j'étais
transporté d'apprendre la prochaine apparition d'un nouvel ouvrage de son génie.
Je sentais mes yeux mouillés de larmes, et je fus presque tenté de m'agenouiller
devant lui. Beethoven parut comprendre ce qui se passait en moi, il fixa sur moi
un regard mélangé de tristesse et d'ironie, et me dit : —Vous pourrez prendre ma
défense lorsqu'il s'agira de mon nouvel ouvrage. Rappelez-vous alors cet
entretien, car je serai sans doute accusé de folie et de déraison par mainte
personne raisonnable. Vous voyez pourtant bien, mon cher monsieur R..., que je
ne suis pas encore précisément atteint de démence, quoique j'aie subi assez de
tribulations depuis longtemps pour en courir la chance. Le monde voudrait que je
prisse pour règle les idées qu'il se forme du beau, et non les miennes ; mais il
ne songe pas que dans mon
triste état de surdité, je ne puis obéir qu'à mes inspirations intimes, qu'il me
serait impossible de mettre dans ma musique autre chose que mes propres
sentiments, et que le cercle restreint de ma pensée n'embrasse pas, comme lui,
leurs mille perceptions enivrantes, qui me sont totalement inconnues,
ajouta-t-il avec ironie, et voilà mon malheur! ***
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