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Dix écrits de Richard Wagner - Une visite à Beethoven (6/9) > Une visite à Beethoven (6/9) Je tombai involontairement à genoux, les yeux baignés de larmes délicieuses, et
je rendis grâce à Dieu de cette insigne faveur. Mon ravissement se traduisit
ensuite par des bonds sauvages, et je me livrai dans ma petite chambre aux
contorsions les plus folles. J'ignore quelle figure de danse j'exécutai dans mon
délire ; mais je me rappelle encore avec quelle confusion je m'interrompis
subitement en entendant quelqu'un qui semblait m'accompagner en sifflant l'air
d'un de mes galops. Rendu à mon sang-froid par cette allusion ironique, je pris
mon chapeau, je sortis de l'hôtel, et je m'élançai à travers les rues de
Vienne, léger et fringant comme un écolier en maraude. Mes tribulations, hélas! m'avaient jusque-là fait oublier que j'habitais Vienne. Aussi combien ne
fus-je pas alors émerveillé du brillant aspect de cette ville impériale! Dans
mon état d'exaltation, tout s'offrait à moi sous les plus séduisantes couleurs.
La sensualité superficielle des habitants me paraissait une ardeur vitale pleine
de fécondité, et dans leur manie de jouissances futiles et éphémères, je ne
voyais
qu'une active passion de l'art et du beau. Je lus les cinq affiches journalières
des spectacles, dont l'une portait en gros caractères l'annonce de Fidelio,
musique de Beethoven.
Comment me dispenser d'une semblable fête, malgré la piteuse situation de ma
bourse? On commençait l'ouverture au moment même où j'entrais au parterre. Je
reconnus aussitôt que c'était un remaniement de l'opéra donné d'abord sous le
titre de Léonore et qui, à l'honneur du public viennois, n'avait obtenu à sa
première apparition aucun succès. On ne peut nier, à la vérité, que l'ouvrage
n'ait beaucoup gagné à son remaniement ; mais cela vient surtout de ce que
l'auteur du second libretto offrit au musicien plus d'occasions de développer
son brillant génie ; Fidelio possède d'ailleurs en propre ses admirables finales
et plusieurs autres morceaux d'élite. Je ne connaissais, du reste, que l'opéra
primitif. Qu'on juge donc de mon ravissement à l'audition de ce nouveau
chef-d'œuvre ! Une très jeune fille était chargée du rôle de Léonore ; mais
cette actrice paraissait tellement s'être identifiée, dès son âge le plus
tendre, avec le génie de Beethoven, qu'elle remplissait sa tache avec une
énergie poétique faite pour émouvoir l'âme la plus insensible ; elle s'appelait
Schrœder. Qui ne connaît aujourd'hui la réputation européenne de la cantatrice
qui porte maintenant le double nom de Schrœder-Devrient? A elle appartient la
gloire d'avoir révélé au public allemand le sublime mérite de Fidelio, et je vis
ce soir-là le parterre étourdi de Vienne fasciné et fanatisé par son merveilleux
talent. Pour ma part, j'étais ravi au troisième ciel.
Je ne pus fermer l'œil de la nuit. C'en était trop de ce que je venais
d'entendre et du bonheur que me réservait le lendemain, pour que mes sens se
laissassent captiver par l'illusion décevante d'un rêve. Je demeurai donc
éveillé, livré à une ardente extase et tâchant de préparer dignement mes idées à
l'entrevue solennelle qui m'était promise. Enfin le jour parut. J'attendis avec
anxiété l'heure la plus convenable pour me présenter, et quand elle sonna, je
tressaillis jusqu'à la moelle des os, enivré du bonheur dont j'allais jouir
après tant de traverses et de mécomptes.
Mais une horrible épreuve m'attendait encore. Je trouvai froidement accoudé
contre la porte de la maison de Beethoven un homme, un démon, cet Anglais
acharné. Le diabolique personnage avait semé l'or de la corruption, et
l'aubergiste vendu tout le premier à mon implacable ennemi, l'aubergiste qui
avait lu le billet non cacheté de Beethoven, avait tout révélé au gentleman. Une
sueur froide m'inonda à sa vue. Tout mon enthousiasme, toute la poésie de mes
rêves furent glacés, anéantis ; je retombai sous la griffe maudite de mon
mauvais ange.
— Venez ! me dit-il dès qu'il m'aperçut, allons!
entrons chez Beethoven. Je voulus d'abord le dérouter en niant que tel fût
l'objet de ma démarche ; mais il m'en ôta bientôt la faculté en m'avouant par
quel moyen il avait surpris mon secret, et il affirma qu'il ne me quitterait pas
avant d'avoir vu Beethoven avec moi. J'essayai d'abord de lui démontrer combien
son projet était déraisonnable : vaines paroles ! Je me mis en colère et
m'efforçai de le quereller : vains efforts! A la fin, j'espérai pouvoir me
soustraire à cette contrainte par la vivacité de mes jambes ; je montai
l'escalier quatre à quatre, et tirai violemment le cordon de la sonnette. Mais
avant qu'on eût ouvert la porte, l'Anglais m'avait atteint, et se cramponnant
par derrière à mon habit : — J'ai, me dit-il, un droit sur vos basques, et je ne
lâcherai prise, mon cher, que devant Beethoven lui-même! Poussé à bout, je me
retourne avec fureur, presque résolu à me servir des voies de fait pour me
débarrasser de l'orgueilleux insulaire, quand la porte s'ouvre, et une vieille
gouvernante, d'une mine assez revêche, à l'aspect de cet étrange conflit,
s'apprêtait déjà à la refermer. Dans une angoisse extrême, je criai mon nom avec
éclat en protestant que Beethoven lui-même m'avait donné rendez-vous à cette
heure. Mais la vieille ne paraissait pas parfaitement convaincue, tant la vue du
gentleman lui inspirait une juste méfiance, lorsque Beethoven parut lui-même sur
la porte de son cabinet. Je m'avançai aussitôt
pour lui présenter mes excuses, mais j'entraînai à ma suite l'Anglais damné qui
ne m'avait pas lâché, et qui en effet ne me laissa libre que lorsque nous fûmes
précisément en face de Beethoven. Je dis à celui-ci mon nom qu'il ne pouvait
comprendre étant complètement sourd, mais pourtant il parut deviner que c'était
moi qui lui avais écrit la veille. Alors il me dit d'entrer; et aussitôt, sans
se laisser troubler le moins du monde par. la contenance pleine de surprise de
Beethoven, l'Anglais se glissa sur mes pas dans le cabinet. ***
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