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Dix écrits de Richard Wagner - Une visite à Beethoven (5/9) > Une visite à Beethoven (5/9) Cette altercation éveilla l'attention de l'étranger. Il paraissait deviner avec
un sentiment pénible qu'il était l'objet de ce conflit, et s'étant empressé de
vider son verre, il se leva pour s'en aller. Mais l'Anglais s'en fut à peine
aperçu qu'il fit un violent effort pour s'arracher à ma contrainte, et me
laissant un pan de son frac entre les mains, il se précipita sur le passage de
Beethoven. Celui-ci chercha à l'éviter, mais le traître ne lui en laissa pas la
faculté, il lui adressa un élégant salut selon les règles de la fashion
britannique, et l'apostropha en ces termes : — J'ai l'honneur de me présenter au
très illustre compositeur et très honorable monsieur Beethoven. — Il fut
dispensé d'en dire davantage, car à la première syllabe Beethoven avait fait un
écart rapide, et en jetant un regard furtif de mon côté, avait franchi le seuil
du jardin avec la rapidité de l'éclair. Cependant l'imperturbable Anglais se
disposait à courir après lui ; mais je l'arrêtai d'un mouvement furieux en
m'accrochant à sa dernière basque, et lui, se retournant d'un air surpris, dit
avec un ton singulier : — Goddam! ce gentleman
est digne d'être Anglais. C'est un bien grand homme, et je ne tarderai pas à
faire sa connaissance.
Je demeurai pétrifié ; cette affreuse aventure m'ôtait désormais tout espoir de
voir s'accomplir le plus ardent de mes vœux.
Je restai convaincu dès lors que toutes mes démarches pour avoir accès auprès de
Beethoven seraient désormais infructueuses ; et, d'après la position de mes
finances, je n'avais plus d'autre parti à prendre que de retourner sur mes pas,
ou bien de risquer encore, pour parvenir à mon but, quelque tentative
désespérée. La première alternative me faisait frissonner ; et qui ne se serait
pas révolté à l'idée de se voir à jamais exclu du port après en avoir déjà
franchi le seuil ? Avant de subir une aussi cruelle déception, je résolus donc
de tenter un suprême effort. Mais à quel procédé avoir recours ? Quel chemin
pouvait m'offrir l'issue favorable ? Je fus longtemps sans rien imaginer
d'ingénieux. Toutes mes facultés, hélas! étaient frappées d'atonie, et mon
esprit était uniquement préoccupé de ce que j'avais vu tandis que j'étais
accroché aux basques du maudit Anglais. Le regard furtif que m'avait lancé
Beethoven dans cette affreuse conjoncture n'était que trop significatif : il
m'avait assimilé à un Anglais ! Comment détruire cette funeste prévention dans
l'esprit du grand compositeur? Comment lui faire savoir que j'étais un franc et
naïf Allemand, aussi pauvre d'argent que riche d'enthousiasme — Enfin, je me
décidai à soulager mon cœur oppressé en lui écrivant. Je traçai donc sur le
papier une brève histoire de ma vie ; je lui racontais de quelle manière j'étais
devenu musicien, quelle adoration je professais pour son génie, et quelle était
ma tentation de le connaître et de le voir de près. Je ne lui cachais pas que
j'avais sacrifié, pour y parvenir, deux années entières à me créer une
réputation dans la facture des galops et des pots-pourris ; enfin, je lui
décrivais les détails de mon pèlerinage et quelles souffrances m'avaient causées
la rencontre et l'obstination de l'horrible touriste anglais.
Tout en rédigeant ce récit de mes infortunes, mon cœur se dilatait, et
j'arrivai, en finissant ma lettre, à une sorte d'épanchement confidentiel qui
m'inspira même quelques reproches nettement articulés sur sa cruauté à mon égard
et l'injustice de ses soupçons. Ma péroraison était pleine de feu, et j'eus pour
ainsi dire un éblouissement en relisant l'adresse que je venais d'écrire : A
Monsieur Louis de Beethoven. J'adressai au Ciel une muette prière, et j'allai
moi-même remettre ma lettre au concierge.
Mais en rentrant à mon hôtel, ivre d'espérance, quel fut mon désappointement en
apercevant encore l'Anglais à sa fenêtre ! Il m'avait vu sortir de la maison de
Beethoven ; il avait remarqué l'expression joyeuse et fière de ma physionomie,
et il n'en fallait pas davantage pour réveiller les importunités de sa
malveillance tyrannique. Il vint à ma rencontre, sur l'escalier en me disant :
— Eh bien ! bon espoir ! Quand reverrons-nous Beethoven ? — Jamais, jamais ! lui
dis-je ; Beethoven ne sera plus visible pour vous. Laissez-moi, monsieur! il
n'y a rien de commun entre nous!
— Oh ! pardonnez-moi, répondit-il ; et la basque de mon habit? De quel droit,
monsieur, avez-vous agi ainsi avec moi ? C'est vous qui êtes cause de la
réception que m'a faite M. Beethoven. Il est clair qu'il a dû se formaliser de
cette inconvenance.
Outré d'une aussi ridicule prétention, je m'écriai : — Monsieur, je vous rendrai
la basque de votre frac. Vous pourrez le conserver comme un souvenir honteux de
votre offense envers l'illustre Beethoven, et de vos persécutions inouïes envers
un pauvre musicien. Adieu, monsieur, et puissions-nous ne jamais nous revoir !
Il chercha à me retenir, en me disant, pour me tranquilliser, qu'il avait
encore bon nombre d'habits en parfait état, et me demandant par grâce de lui
apprendre quel jour Beethoven consentirait à nous recevoir. Mais je m'élançai
avec impétuosité jusqu'à ma mansarde, et je m'y enfermai pour attendre
impatiemment la réponse à ma lettre.
Comment exprimer ce qui se passa en moi lors qu'au bout d'une heure à peu près,
on m'apporta un petit fragment de papier à musique sur lequel étaient tracées à
la hâte les lignes suivantes :
« Pardonnez-moi, monsieur R..., de ne pouvoir vous recevoir que demain avant midi, étant occupé aujourd'hui à préparer un paquet de musique, qui doit partir parle courrier. Demain
je vous attendrai. Beethoven. » ***
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