Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLVI. M. de Gasparin me commande une messe de Requiem. — Les directeurs des beaux-arts.— Leurs opinions sur la musique. — Manque de loi. — La prise de Constantine. — Intrigues de Cherubini. — Boa constrictor. — On exécute mon Requiem. — La tabatière d'Habeneck. — On ne me paye pas. — On veut me vendre la croix. — Toutes sortes d'infamies. — Ma fureur. — Mes menaces. — On me paye. (1/3) > XLVI. M. de Gasparin me commande une messe de Requiem. — Les directeurs des beaux-arts.— Leurs opinions sur la musique. — Manque de loi. — La prise de Constantine. — Intrigues de Cherubini. — Boa constrictor. — On exécute mon Requiem. — La tabatière d'Habeneck. — On ne me paye pas. — On veut me vendre la croix. — Toutes sortes d'infamies. — Ma fureur. — Mes menaces. — On me paye. (1/3) XLVI
M. de Gasparin me commande une messe de Requiem. — Les directeurs des
beaux-arts.— Leurs opinions sur la musique.
— Manque de loi. — La prise de Constantine. — Intrigues de Cherubini. — Boa
constrictor. — On exécute mon Requiem. — La tabatière d'Habeneck. — On ne me
paye pas.
— On veut me vendre la croix. — Toutes sortes d'infamies. — Ma fureur. — Mes
menaces. — On me paye.
En 1836, M. de Gasparin était ministre de l'intérieur. Il fut du petit nombre de
nos hommes d'État qui s'intéressèrent à la musique, et du nombre plus restreint
encore de ceux qui en eurent le sentiment. Désireux de remettre en honneur en
France la musique religieuse dont on ne s'occupait plus depuis longtemps, il
voulut que, sur les fonds du département des beaux-arts, une somme de trois
mille francs fût allouée tous les ans à un compositeur français désigné par le
ministre, pour écrire, soit une messe, soit un oratoire de grande dimension. Le
ministre se chargerait, en outre, dans la pensée de M. de Gasparin, de faire
exécuter aux frais du gouvernement l'œuvre nouvelle. « Je vais commencer
par Berlioz, dit-il, il faut qu'il écrive une messe de Requiem, je suis sûr
qu'il réussira. » Ces détails m'ayant été donnés par un ami du fils de M. de
Gasparin que je connaissais, ma surprise fut aussi grande que ma joie. Pour m'assurer de
la vérité, je sollicitai une
audience du ministre, qui me confirma l'exactitude des détails qu'on m'avait
donnés. « Je vais quitter le ministère, ajouta-t-il, ce sera mon testament
musical. Vous avez reçu l'ordonnance qui vous concerne pour le Requiem? — Non,
monsieur, et c'est le hasard seul qui m'a fait connaître vos bonnes intentions à mon égard.—
Comment cela se fait-il? j'avais ordonné il y a huit jours qu'elle
vous fût envoyée! C'est un retard occasionné par la négligence des bureaux. Je
verrai cela. »
Néanmoins plusieurs jours se passèrent et l'ordonnance n'arrivait pas. Plein
d'inquiétude, je m'adressai alors au fils de M. de Gasparin qui me mit au fait
d'une intrigue dont je n'avais pas le moindre soupçon. M. XX..., le directeur
des Beaux-Arts1, n'approuvait point le projet du ministre relatif à la musique
religieuse, et moins encore le choix qu'il avait fait de moi pour ouvrir la
marche des compositeurs dans cette voie. Il savait, en outre, que M. de Gasparin,
dans quelques jours, ne serait plus au ministère. Or, en retardant jusqu'à sa
sortie la rédaction de son arrêté qui fondait l'institution et m'invitait à
composer mon Requiem, rien n'était plus facile ensuite que de faire avorter son
projet en dissuadant son successeur de le réaliser. C'est ce qu'avait en tête M.
le directeur. Mais M. de Gasparin n'entendait pas qu'on se jouât de lui, et, en
apprenant par son fils que rien n'était encore fait la veille du jour où il
devait quitter le ministère, il envoya enfin à M XX.... l'ordre très-sévèrement exprimé de rédiger l'arrêté sur-le-champ et de me l'envoyer; ce qui
fut fait.
Ce premier échec de M. XX... ne pouvait qu'accroître ses mauvaises dispositions
à mon égard, et il les accrut en effet.
Cet arbitre du sort de l'art et des artistes ne daignait reconnaître une valeur
réelle en musique qu'à Rossini seul. Cependant un jour, après avoir devant moi
passé au fil de son appréciation dédaigneuse tous les maîtres anciens et modernes
de l'Europe, à l'exception de Beethoven qu'il avait oublié, il se ravisa tout
d'un coup en disant : « Pourtant il y en a encore un, ce me semble... c'est...
comment s'appelle-t-il donc ? un Allemand dont on joue des symphonies au
Conservatoire... Vous devez connaître ça, monsieur Berlioz...— Beethoven? —Oui, Beethoven.
Eh bien, celui-là n'était pas sans talent. » J'ai entendu moi-même le directeur
des Beaux-Arts s'exprimer ainsi. Il admettait que Beethoven n'était pas sans
talent.
Et M. XX... n'était en cela que le représentant le plus en évidence des opinions
musicales de toute la bureaucratie française de l'époque. Des centaines de
connaisseurs de cette espèce occupaient toutes les avenues par lesquelles les
artistes avaient à passer, et faisaient mouvoir les rouages de la machine
gouvernementale avec laquelle devaient à toute force s'engrener nos institutions
musicales. Aujourd'hui..........
Une fois armé de mon arrêté, je me mis à l'œuvre. Le texte du Requiem était pour
moi une proie dès longtemps convoitée, qu'on me livrait enfin, et sur laquelle
je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête semblait prête à crever sous
l'effort de ma pensée bouillonnante. Le plan d'un morceau n'était pas esquissé
que celui d'un autre se présentait; dans l'impossibilité d'écrire assez vite,
j'avais adopté des signes sténographiques qui, pour le Lacrymosa surtout, me
furent d'un grand secours. Les compositeurs connaissent le supplice et le
désespoir causés par la perte du souvenir de certaines idées qu'on n'a pas eu le
temps d'écrire et qui vous échappent ainsi à tout jamais.
J'ai, en conséquence, écrit cet ouvrage avec une
grande rapidité, et je n'y ai apporté que longtemps après un petit nombre de
modifications. On les trouve dans la seconde édition de la partition publiée par
l'éditeur Ricordi, à Milan2.
L'arrêté ministériel stipulait que mon Requiem serait exécuté aux frais du
gouvernement, le jour du service funèbre célébré tous les ans pour les victimes
de la révolution de 1830.
1. Il est mort depuis dix ou douze ans, mais il vaut mieux ne
pas le nommer.
2. N'est-il pas étrange qu'à cette époque, pendant que j'écrivais ce grand
ouvrage et étant marié avec miss Smithson, j'aie par deux fois fait le même
rêve? J'étais dans le petit jardin de madame Gautier, à Meylan, assis au pied
d'un charmant acacia-parasol; mais seul, mademoiselle Estelle n'y était pas; et
je me disais : «Où est-elle? où est-elle? » Qui expliquera cela? Les marins
peut-être, et les savants, qui ont étudié les mouvements de l'aiguille aimantée,
et qui savent que le cœur de certains hommes en a de semblables...
|