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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLV. Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien. — Le quatrième acte d'Hamlet — Antony. - Défection de l'orchestre. — Je prends ma revanche. — Visite de Paganini. — Son alto. — Composition d'Harold en Italie. — Fautes du chef d'orchestre Girard. — Je prends le parti de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages. — Une lettre anonyme. (2/2) > XLV. Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien. — Le quatrième acte d'Hamlet — Antony. - Défection de l'orchestre. — Je prends ma revanche. — Visite de Paganini. — Son alto. — Composition d'Harold en Italie. — Fautes du chef d'orchestre Girard. — Je prends le parti de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages. — Une lettre anonyme. (2/2) J'aurais voulu donner à Henriette l'occasion d'une éclatante revanche; mais
Paris ne pouvait lui offrir le concours d'aucun acteur anglais, il n'y en avait
plus un seul; elle eût dû s'adresser de nouveau à des amateurs tout à fait
insuffisants et ne reparaître que dans des fragments mutilés de Shakespeare.
C'eût été absurde, elle venait d'en acquérir la preuve. Il fallut donc y
renoncer. Je tentai, moi au moins, et sur-le-champ, de répondre aux rumeurs
hostiles qui de toutes parts s'élevaient, par un succès incontestable.
J'engageai, en le payant chèrement, un orchestre de premier ordre, composé de
l'élite des musiciens de Paris, parmi lesquels je pouvais compter un bon nombre
d'amis, ou tout au moins de juges impartiaux de mes ouvrages, et j'annonçai un
concert dans la salle du Conservatoire. Je m'exposais beaucoup en faisant une
pareille dépense que la recette du concert pouvait fort bien ne pas couvrir.
Mais ma femme elle-même m'y encouragea et se montra dès ce moment ce qu'elle a
toujours été, ennemie des demi-mesures et des petits moyens, et dès que la
gloire de l'artiste ou l'intérêt de l'art sont en question, brave devant la gêne
et la misère jusqu'à la témérité.
J'eus peur de compromettre l'exécution en conduisant
l'orchestre moi-même. Habeneck refusa obstinément de le diriger; mais Girard,
qui était alors fort de mes amis, consentit à accepter cette tâche et s'en
acquitta bien. La Symphonie fantastique figurait encore dans le programme; elle
enleva d'assaut d'un bout à l'autre les applaudissements. Le succès fut complet,
j'étais réhabilité. Mes musiciens (il n'y en avait pas un seul du Théâtre-Italien, cela se devine) rayonnaient de joie en quittant l'orchestre.
Enfin, pour comble de bonheur, un homme quand le public fut sorti, un homme à la
longue chevelure, à l'œil perçant, à la figure étrange et ravagée, un possédé du
génie, un colosse parmi les géants, que je n'avais jamais vu, et dont le premier
aspect me troubla profondément, m'attendit seul dans la salle, m'arrêta au
passage pour me serrer la main, m'accabla d'éloges brûlants qui m'incendièrent
le cœur et la tête ; c'était Paganini!! (22 décembre 1833.)
De ce jour-là datent mes relations avec le grand artiste qui a exercé une si
heureuse influence sur ma destinée et dont la noble générosité à mon égard a
donné lieu, on saura bientôt comment, à tant de méchants et absurdes
commentaires.
Quelques semaines après le concert de réhabilitation dont je viens de parler,
Paganini vint me voir. « J'ai un alto merveilleux, me dit-il, un instrument
admirable de Stradivarius, et je voudrais en jouer en public. Mais je n'ai pas
de musique ad hoc. Voulez-vous écrire un solo d'alto? je n'ai confiance qu'en
vous pour ce travail. — Certes, lui répondis-je, elle me flatte plus que je ne
saurais dire, mais pour répondre à votre attente pour faire dans une semblable
composition briller comme il convient un virtuose tel que vous, il faut jouer de
l'alto; et je n'en joue pas. Vous seul, ce me semble, pourriez résoudre le
problème.— Non, non, j'insiste, dit Paganini, vous réussirez; quant à moi, je
suis trop souffrant
en ce moment pour composer, je n'y puis songer, » J'essayai donc pour plaire à
l'illustre virtuose d'écrire un solo d'alto, mais un solo combiné avec
l'orchestre de manière à ne rien enlever de son action à la masse
instrumentale, bien certain que Paganini, par son incomparable puissance
d'exécution, saurait toujours conserver à l'alto le rôle principal. La
proposition me paraissait neuve, et bientôt un plan assez heureux se développa
dans ma tête et je me passionnai pour sa réalisation. Le premier morceau était à
peine écrit que Paganini voulut le voir. A l'aspect des pauses que compte l'alto
dans l'allegro : « Ce n'est pas cela! s'écria-t-il, je me tais trop longtemps
là dedans; il faut que je joue toujours. — Je l'avais bien dit, répondis-je.
C'est un concerto d'alto que vous voulez, et vous seul, en ce cas, pouvez bien
écrire pour vous. » Paganini ne répliqua point, il parut désappointé et me
quitta sans parler davantage de mon esquisse symphonique. Quelques jours après,
déjà souffrant de l'affection du larynx dont il devait mourir, il partit pour
Nice, d'où il revint seulement trois ans après.
Reconnaissant alors que mon plan de composition ne pouvait lui convenir, je
m'appliquai à l'exécuter dans une autre intention et sans plus m'inquiéter des
moyens de faire briller l'alto principal. J'imaginai d'écrire pour l'orchestre
une suite de scènes, auxquelles l'alto solo se trouverait mêlé comme un
personnage plus ou moins actif conservant toujours son caractère propre; je
voulus faire de l'alto, en le plaçant au milieu des poétiques souvenirs que
m'avaient laissés mes pérégrinations dans les Abruzzes, une sorte de rêveur
mélancolique dans le genre du Child-Harold de Byron. De là le titre de la
symphonie Harold en Italie. Ainsi que dans la Symphonie fantastique un thème
principal (le premier chant de l'alto), se reproduit dans l'œuvre entière; mais
avec cette
différence que le thème de la Symphonie fantastique, l'idée fixe, s'interpose
obstinément comme une idée passionnée épisodique au milieu des scènes qui lui
sont étrangères et leur fait diversion, tandis que le chant d'Harold se
superpose aux autres chants de l'orchestre, avec lesquels il contraste par son
mouvement et son caractère, sans en interrompre le développement. Malgré la
complexité de son tissu harmonique, je mis aussi peu de temps à composer cette
symphonie que j'en ai mis en général a écrire mes autres ouvrages: j'employai
aussi un temps considérable à la retoucher. Dans la marche des Pèlerins même,
que j'avais improvisée en deux heures en rêvant un soir au coin de mon feu, j'ai
pendant plus de six ans introduit des modifications de détail qui, je le crois,
l'ont beaucoup améliorée. Telle qu'elle était alors, elle obtint un succès
complet lors de sa première exécution à mon concert du 23 novembre 1834 au
Conservatoire.
Le premier morceau seul fut peu applaudi, par la faute de Girard qui conduisait
l'orchestre, et qui ne put jamais parvenir à l'entraîner assez dans la coda,
dont le mouvement doit s'animer du double graduellement. Sans cette animation
progressive la fin de cet allegro est languissante et glaciale. Je souffris le
martyre en l'entendant se traîner ainsi... La marche des Pèlerins fut
redemandée. A sa deuxième exécution et vers le milieu de la seconde partie du
morceau, au moment où, après une courte interruption, la sonnerie des cloches du
couvent se fait entendre de nouveau, représentée par deux notes de harpe que
redoublent les flûtes, les hautbois et les cors, le harpiste compta mal ses
pauses et se perdit. Girard alors, au lieu de le remettre sur sa voie, comme
cela m'est arrivé dix fois en pareil cas (les trois quarts des exécutants
commettent à cet endroit la même faute), cria à l'orchestre :
« le dernier accord
! » et l'on prit l'accord final en sautant les cinquante et quelques mesures qui
le précèdent. Ce fut un égorgement complet. Heureusement la marche avait été bien dite la
première fois et le public ne se méprit point sur la cause du désastre à la
seconde. Si l'accident fût arrivé tout d'abord, on n'eût pas manqué d'attribuer
la cacophonie à l'auteur. Néanmoins, depuis ma défaite du Théâtre-Italien, je me
méfiais tellement de mon habileté de conducteur, que je laissai longtemps encore
Girard diriger mes concerts. Mais à la quatrième exécution d'Harold, l'ayant vu
se tromper gravement à la fin de la sérénade où, si l'on n'élargit pas
précisément du double le mouvement d'une partie de l'orchestre, l'autre partie
ne peut pas marcher, puisque chaque mesure entière de celle-ci correspond à une
demi-mesure de l'autre, reconnaissant enfin qu'il ne pouvait parvenir à
entraîner l'orchestre à la fin du premier allegro, je résolus de conduire
moi-même désormais, et de ne plus m'en rapporter à personne pour communiquer mes
intentions aux exécutants. Je n'ai manqué qu'une seule fois jusqu'ici à la
promesse que je m'étais faite à ce sujet, et l'on verra ce qui faillit en
résulter.
Après la première audition de cette symphonie, un journal de musique de Paris
fit un article où l'on m'accablait d'invectives et qui commençait de cette
spirituelle façon : « Ha! ha! ha! — haro! haro! Harold! » En outre le lendemain
de l'apparition de l'article, je reçus une lettre anonyme dans laquelle, après
un déluge d'injures plus grossières encore, on me reprochait d'être assez
dépourvu de courage pour ne pas me brûler la cervelle.
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