Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLVI. M. de Gasparin me commande une messe de Requiem. — Les directeurs des beaux-arts.— Leurs opinions sur la musique. — Manque de loi. — La prise de Constantine. — Intrigues de Cherubini. — Boa constrictor. — On exécute mon Requiem. — La tabatière d'Habeneck. — On ne me paye pas. — On veut me vendre la croix. — Toutes sortes d'infamies. — Ma fureur. — Mes menaces. — On me paye. (2/3) > XLVI. M. de Gasparin me commande une messe de Requiem. — Les directeurs des beaux-arts.— Leurs opinions sur la musique. — Manque de loi. — La prise de Constantine. — Intrigues de Cherubini. — Boa constrictor. — On exécute mon Requiem. — La tabatière d'Habeneck. — On ne me paye pas. — On veut me vendre la croix. — Toutes sortes d'infamies. — Ma fureur. — Mes menaces. — On me paye. (2/3) Quand le mois de juillet, époque de cette cérémonie, approcha, je fis copier les
parties séparées de chœur et d'orchestre, de mon ouvrage, et, d'après l'avis du
directeur des Beaux-Arts, commencer les répétitions. Mais presque aussitôt une
lettre des bureaux du ministère vint m'apprendre que la cérémonie funèbre des
morts de Juillet aurait lieu sans musique et m'enjoindre de suspendre tous mes
préparatifs. Le nouveau ministre de l'intérieur n'en était pas moins redevable
dès ce moment d'une somme considérable envers le copiste et les deux cents
choristes qui, sur la foi des traités, avaient employé leur temps à mes
répétitions. Je sollicitai inutilement pendant cinq mois le payement de ces
dettes. Quant à ce qu'on me devait à moi, je n'osais même en parler tant on
paraissait éloigné d'y songer. Je commençais à perdre patience quand un jour, au
sortir du cabinet de M. XX... et après une discussion très-vive que j'avais eue
avec lui à ce sujet, le canon des Invalides annonça
la prise de Constantine. Deux heures après, je fus prié en toute hâte de
retourner au ministère. M. XX... venait de trouver le moyen de se débarrasser de
moi. Il le croyait du moins. Le général Damrémont, ayant péri sous les murs de
Constantine, un service solennel pour lui et les soldats français morts pendant
le siège allait avoir lieu dans l'église des Invalides. Cette cérémonie
regardait le ministère de la guerre, et le général Bernard, qui occupait alors
ce ministère, consentait à y faire exécuter mon Requiem. Telle fut la nouvelle
inespérée que j'appris en arrivant chez M. XX...
Mais c'est ici que le drame se complique et que les incidents les plus graves
vont se succéder. Je recommande aux pauvres artistes qui me liront de profiter
au moins de mon expérience et de méditer sur ce qui m'arriva. Ils acquerront le
triste avantage de se méfier de tout et de tous, quand ils se trouveront dans
une position analogue, de ne pas ajouter plus de foi aux écrits qu'aux paroles
et de se précautionner contre l'enfer et le ciel.
A peine la nouvelle de la prochaine exécution de mon Requiem dans une cérémonie
grandiose et officielle comme celle dont il s'agissait, fut-elle apportée à
Cherubini, qu'elle lui donna la fièvre. Il était depuis longtemps d'usage qu'on
fît exécuter l'une de ses messes funèbres (car il en a fait deux ), en pareil
cas. Une telle atteinte portée à ce qu'il regardait comme ses droits, à sa
dignité, à sa juste illustration, à sa valeur incontestable, en faveur d'un jeune
homme à peine au début de sa carrière et qui passait pour avoir introduit
l'hérésie dans l'école, l'irrita profondément. Tous ses amis et élèves, Halévy
en tête, partageant son dépit, se mirent en course pour conjurer l'orage et le
diriger sur moi; c'est-à-dire pour obtenir qu'on dépossédât le jeune homme au
profit du vieillard. Je me trouvai même un soir au bureau du Journal des Débats,
à la rédaction duquel j'étais
attaché depuis peu et dont le directeur, M. Bertin, me témoignait la plus active
bienveillance, lorsque Halévy s'y présenta. Je devinai du premier coup l'objet
de sa visite. Il venait recourir à la puissante influence de M. Bertin pour
aider à la réalisation des projets de Cherubini. Cependant un peu déconcerté de
me trouver là, et plus encore par l'air froid avec lequel M. Bertin et son fils Armand l'accueillirent, il changea instantanément la direction de ses
batteries. Halévy ayant suivi M. Bertin le père dans la chambre voisine, dont la
porte resta ouverte, je l'entendis dire « que Cherubini était extraordinairement
affecté au point d'en être malade au lit; qu'il venait, lui Halévy, prier M.
Bertin d'user de son pouvoir pour faire obtenir à titre de consolation la croix
de commandeur de la Légion d'honneur à l'illustre maître. » La voix sévère de M.
Bertin l'interrompit alors par ces paroles : « Oui, mon cher Halévy, nous ferons
ce que vous voudrez pour qu'on accorde à Cherubini une distinction bien méritée.
Mais s'il s'agit du Requiem, si l'on propose quelque transaction à
Berlioz au sujet du sien, et s'il a la faiblesse de céder d'un cheveu, je ne lui
reparlerai de ma vie. » Halévy dut se retirer un peu plus que confus avec cette réponse.
Ainsi le bon Cherubini qui avait voulu déjà me faire avaler tant de couleuvres,
dut se résigner à recevoir de ma main un boa constrictor qu'il ne digéra jamais.
Maintenant autre intrigue, plus habilement ourdie et dont je n'ose sonder la
noire profondeur. Je n'incrimine personne, je raconte les faits brutalement,
sans le moindre commentaire, mais avec la plus scrupuleuse exactitude.
Le général Bernard m'ayant annoncé lui-même que mon Requiem allait être exécuté,
à des conditions que je dirai tout à l'heure, j'allais commencer mes
répétitions, quand M. XX... me fit appeler. « Vous savez, me dit—il,
que Habeneck a été chargé de diriger les grandes fêtes musicales officielles.
(Allons ! bon ! pensai-je, autre tuile qui me tombe sur la tête!) Vous êtes
maintenant dans l'habitude de conduire vous-même l'exécution de vos ouvrages, il
est vrai, mais Habeneck est un vieillard (encore un), et je sais qu'il éprouvera
une peine très vive de ne pas présider à celle de votre Requiem. En quels termes
êtes-vous avec lui ? — En quels termes? nous sommes brouillés sans que je sache
pourquoi. Depuis trois ans, il a cessé de me parler ; j'ignore ses motifs, et
n'ai pas, il est vrai, daigné m'en informer. Il a commencé par refuser durement
de diriger un de mes concerts. Sa conduite à mon égard est aussi inexplicable
qu'incivile, dépendant, comme je vois bien qu'il désire cette fois figurer à la
cérémonie du maréchal Damrémont et que cela parait vous être agréable, je
consens à lui céder le bâton, en me réservant toutefois de diriger moi-même une
répétition. — Qu'à cela ne tienne, répondit M. XX., je vais l'avertir. »
Nos répétitions partielles et générales se firent en effet avec beaucoup de
soin, Habeneck me parla comme si nos relations n'eussent jamais été
interrompues, et l'ouvrage parut devoir bien marcher.
Le jour de son exécution, dans l'église des Invalides, devant les princes, les
ministres, les pairs, les députés, toute la presse française, les correspondants
des presses étrangères et une foule immense, j'étais nécessairement tenu d'avoir
un grand succès: un effet médiocre m'eût été fatal, à plus forte raison un
mauvais effet m'eût-il anéanti.
Or, écoutez bien ceci.
Mes exécutants étaient divisés en plusieurs groupes assez distants les uns des
autres, et il faut qu'il en soit ainsi pour les quatre orchestres d'instruments
de cuivre que j'ai employés dans le Tuba mirum, et qui doivent occuper chacun un angle de la grande masse vocale et instrumentale. Au moment, de
leur entrée, au début du Tuba mirum qui s'enchaîne sans interruption avec le
Dies iræ, le mouvement s'élargit du double; tous les instruments de cuivre
éclatent d'abord à la fois dans le nouveau mouvement, puis s'interpellent et se
répondent a distance, par des entrées successives, échafaudées à la tierce
supérieure les unes des autres. Il est donc de la plus haute importance de
clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure à l'instant où elle
intervient. Sans quoi ce terrible cataclysme musical, préparé de si longue main,
où des moyens exceptionnnels et formidables sont employés dans des proportions
et des combinaisons que nul n'avait tentées alors et n'a essayées depuis, ce
tableau musical du jugement dernier, qui restera, je l'espère, comme quelque
chose de grand dans notre art, peut ne produire qu'une immense et effroyable
cacophonie.
Par suite de ma méfiance habituelle, j'étais resté derrière Habeneck et, lui
tournant le dos, je surveillais le groupe des timbaliers, qu'il ne pouvait pas
voir, le moment approchant où ils allaient prendre part à la mêlée générale. Il
y a peut-être mille mesures dans mon Requiem. Précisément sur celle dont je
viens de parler celle où le mouvement s'élargit, celle où les instruments de
cuivre lancent leur terrible fanfare, sur la mesure unique enfin dans laquelle
l'action du chef d'orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son
bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac.
J'avais toujours l'œil de son côté; à l'instant je pivote rapidement sur un
talon, et m'élançant devant lui, j'étends mon bras et je marque les quatre
grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part
en ordre je conduis le morceau jusqu'à la fin, et l'effet que j'avais rêvé est
produit. Quand, aux derniers mots du chœur, Habeneck vit le Tuba mirum
sauvé: « Quelle sueur froide j'ai eue, me dit-il, sans vous nous étions perdus! —
Oui, je le sais bien, répondis-je en le regardant fixement. » Je n'ajoutai pas
un mot... L'a-t-il fait exprès?... Serait-il possible que cet homme, d'accord
avec M. XX..., qui me détestait, et les amis de Cherubini, ait osé méditer et
tenter de commettre une basse scélératesse?... Je n'y veux pas songer... Mais je
n'en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure.
Le succès du Requiem fut complet, en dépit de toutes les conspirations, lâches
ou atroces, officieuses et officielles, qui avaient voulu s'y opposer.
|