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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (11/13) > VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (11/13)
« Genève, 16 décembre 1864.
» Monsieur,
» Je serais venue vous remercier plus tôt de l’accueil
bienveillant que vous avez bien voulu faire à mon fils et à sa femme, si je
n’avais été habituellement souffrante et par ce motif fort paresseuse. Cependant
je ne veux pas laisser partir ma belle-fille sans qu’elle vous porte
l’expression de ma gratitude pour tous les plaisirs que vous leur avez procurés
et qui leur ont fait si agréablement passer leurs soirées. Suzanne se charge de
vous mettre au courant de notre existence à Genève, où pour ma part je me
trouverais aussi bien qu’à Lyon, si je n’avais au fond du cœur le regret de
m’être éloignée de deux de mes fils, et de véritables amies qui
m’affectionnaient, et que de mon côté j’aimais tendrement. Je vous remercie
encore, monsieur, du libretto des Troyens que vous m’avez envoyé, et de
l’attention délicate que vous y avez jointe en m’envoyant des feuilles des
arbres de Meylan, qui me rappellent les beaux jours de ma jeunesse et des joies
qui l’accompagnaient.
» Dimanche mon fils et moi, nous nous unirons en lisant
votre œuvre, à vos succès et au plaisir qu’aura Suzanne d’entendre votre
musique.
» Recevez, monsieur, l’assurance des sentiments
affectueux que je vous envoie.
» EST.
F******. »
Ce fut moi cette fois qui répondis :
« Paris, lundi 19 décembre 1864.
» En passant à Grenoble, au mois de septembre
dernier, j’allai faire une visite à l’un de mes cousins qui se trouvait à
Saint-Georges, hameau perdu dans les âpres montagnes de la rive gauche du Drac,
et qu’habite la plus misérable population. La belle-sœur de mon cousin s’est
dévouée au soulagement de tant de souffrances, elle est la gracieuse providence
du pays. Le jour où j’arrivai à Saint-Georges, elle apprit qu’une chaumière
assez éloignée était sans pain depuis trois semaines. Elle s’y rendît aussitôt,
et s’adressant à la mère de famille :
» — Comment, Jeanne, vous êtes dans la peine et vous ne
me faites rien dire! vous savez pourtant que nous avons la bonne volonté de vous
aider autant que possible.
» — Oh! mademoiselle, nous ne manquons pas. Nous avons encore des pommes de
terre et un peu de choux. C’est les enfants qui n’en veulent pas. Ils pleurent,
ils crient, ils veulent de pain. Vous savez, les enfants, ça n’est pas
raisonnable.
» Eh bien, madame! chère madame, vous aussi vous avez
fait en m’écrivant une bonne action. Je m’étais imposé une réserve absolue pour
ne pas vous fatiguer de mes lettres, et j’attendais toujours le retour de votre
belle-fille, pour avoir de vos nouvelles. Elle n’arrivait pas, et j’étouffais,
comme un homme qui a la tête dans l’eau et ne veut pas l’en tirer... Vous le
savez, les êtres tels que moi, ça n’est pas raisonnable.
» Et cependant, je ne sais que trop la vérité,
croyez-le, je ne raisonne que trop, et je n’avais pas besoin des leçons que l’on
vient de me donner à grands coups de couteau dans le cœur... Non, je veux avant
tout ne pas vous troubler, ne pas vous causer le moindre ennui; je vous écrirai
le plus rarement possible; vous me répondrez ou vous ne me répondrez pas. J’irai
vous voir une fois l’an, comme on va faire une visite agréable seulement. Vous
n’ignorez pas ce que je sens, et vous me saurez gré de tout ce que je pourrai
vous cacher.....
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