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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (10/13) > VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (10/13) Pendant ces derniers jours d’anxiété j’en vins à croire,
comme je l’ai dit plus haut, que je n’aurais plus même la consolation de lui
écrire, et je me décourageai tout à fait. Mais un matin où je réfléchissais
tristement au coin de mon feu, on vint m’apporter une carte sur laquelle je lus
ces mots : M. et Mme Charles F******. C’étaient son fils et sa
bru, qu’elle avait engagés à me venir voir pendant un voyage qu’ils avaient dû
faire à Paris. Quelle surprise! quel bonheur! Elle les avait envoyés! Je
fus bouleversé à ne savoir quelle contenance faire, en retrouvant dans le jeune
homme le portrait vivant de Mlle Estelle à dix-huit ans... La jeune
femme paraissait consternée de mon émotion; son mari semblait moins surpris.
Évidemment ils savaient tout, Mme F***** leur avait montré mes
lettres.
« — Elle était donc bien belle ? s’écria tout d’un coup
la jeune dame.
— Oh!... »
Alors M. F****** prenant la parole :
« — Oui, un jour, à l’âge de cinq ans, en voyant ma mère
parée pour aller au bal, j’éprouvai une sorte d’éblouissement dont le souvenir
dure encore. »
Je vins pourtant à bout de me dominer et de parler à mes
deux aimables visiteurs à peu près raisonnablement. Mme Charles
F****** est une créole hollandaise de l’île de Java; elle a habité Sumatra et
Bornéo, elle sait le malais; elle a vu Brook, le raja de Sarawak. Que de
questions je lui aurais faites si j’eusse été dans mon état d’esprit habituel!
J’eus le plaisir de voir souvent les deux jeunes gens
pendant leur séjour à Paris, et de leur procurer quelques distractions
agréables. Nous parlions toujours d’Elle, et quand nous fûmes un
peu familiarisés, la jeune femme en vint à me gronder d’écrire à sa belle-mère
comme je le faisais.
« — Vous l’effrayez, me dit-elle, ce n’est pas ainsi
qu’il faut lui parler. Souvenez-vous qu’elle ne vous connaît presque pas, que
vous êtes tous les deux d’un âge... Je conçois bien qu’elle me dise quelquefois
tristement en me montrant vos lettres : « Que voulez-vous que je réponde à
cela ? » Il faut vous accoutumer à plus de calme, alors vos visites à Genève
seront charmantes, et nous serons bien heureux de vous faire les honneurs de
notre ville; car vous viendrez, nous comptons sur vous.
— Ah! certes, pouvez-vous en douter ? puisque Mme F****** me le
permet. »
Je m’étudiai donc à la réserve et ne voulus même pas,
quand les nouveaux mariés repartirent, leur donner une lettre pour leur mère.
Seulement, comme il était question dans ce moment d’exécuter à l’un des concerts
du Conservatoire mon second acte des Troyens, je lui envoyai un
exemplaire du poème, en la faisant prier de le lire, à la page marquée par des
feuilles mortes, le 18 décembre, à deux heures et demie, au moment où l’on
exécuterait ce fragment à Paris. Mme Charles F****** devant revenir,
pour suivre la marche d’une affaire où son mari, qui ne pouvait quitter Genève,
se trouvait intéressé, se faisait une fête d’assister à ce concert dont
l’annonce produisait dans le monde musical une certaine sensation. Quinze jours
encore se passèrent sans la voir revenir, sans recevoir de lettre, et je
m’obstinai à ne pas écrire. Je n’en pouvais plus, quand enfin le 17, Mme
Charles F****** revint et m’apporta la lettre suivante :
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