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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (7/13) > VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (7/13) 1re RÉPONSE DE Mme F******
« Lyon, 29 septembre 1864.
» Monsieur,
» Je me croirais coupable envers vous et moi-même, si
je ne répondais pas tout de suite à votre dernière lettre, et au rêve que vous
avez fait sur les relations que vous désirez voir s’établir entre nous. C’est le
cœur sur la main que je vais vous parler.
» Je ne suis plus qu’une vieille et bien vieille femme
(car, monsieur, j’ai six ans de plus que vous), au cœur flétri par des jours
passés dans les angoisses, les douleurs physiques et morales de tout genre, qui
ne m’ont laissé sur les joies et les sentiments de ce monde aucune illusion.
Depuis vingt ans que j’ai perdu mon meilleur ami, je n’en ai pas cherché
d’autre; j’ai conservé ceux que d’anciennes relations m’avaient faits ainsi que
ceux que des liens de famille m’attachaient naturellement. Depuis le jour fatal
où je suis devenue veuve j’ai rompu toutes mes relations, j’ai dit adieu aux
plaisirs, aux distractions, pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à
mes enfants. C’est donc là ma vie depuis vingt ans; c’est une habitude pour moi
dont rien maintenant ne peut rompre le charme; car c’est dans cette intimité du
cœur que je puis trouver le seul repos des jours qu’il me reste à passer dans ce
monde; tout ce qui viendrait en troubler l’uniformité me serait pénible et à
charge.
» Dans votre lettre du 27 courant vous me dites que vous
n’avez qu’un désir, celui que je devienne votre amie à l’aide d’un échange de
lettres. Croyez-vous sérieusement, monsieur, que cela soit possible ? Je vous
connais à peine, depuis quarante-neuf ans, je vous ai revu vendredi passé
quelques instants; je ne puis donc apprécier ni vos goûts, ni votre caractère,
ni vos qualités, seules choses qui sont la base de l’amitié. Quand il y a entre
deux individus les mêmes manières de voir et de sentir, alors la sympathie peut
naître et arriver; mais, quand on est séparés, une correspondance ne peut
suffire pour établir ce que vous attendez de moi; pour ma part je le crois
impossible. Du reste je dois vous avouer que je suis extrêmement paresseuse pour
écrire, j’ai l’esprit aussi engourdi que les doigts; j’ai une peine extrême à
remplir à cet égard mes obligations indispensables. Je ne pourrais donc vous
promettre de commencer avec vous une correspondance qui pût être suivie, je
manquerais trop souvent à ma promesse pour ne pas vous en avertir d’avance. S’il
vous est agréable de m’écrire quelquefois je recevrai vos lettres, mais
n’attendez pas mes réponses exactement ni promptement.
» Vous désirez aussi que je vous dise « Venez me voir; »
cela n’est pas possible, pas plus que de vous dire : « vous me trouverez
seule. » Le hasard, vendredi, a voulu que je fusse seule pour vous recevoir;
quand je serai à Genève avec mon fils et sa femme, si, quand vous vous
présenterez chez eux, je suis seule, je vous recevrai, mais s’ils m’entourent au
moment de votre visite, il vous faudra subir leur présence, car je trouverais
fort inconvenant qu’il en fût autrement.
» C’est avec toute la franchise et la sincérité qui sont
le fond de mon caractère que je vous ai tracé ce que je pense et ce que je sens.
Je crois devoir encore vous dire qu’il est des illusions, des rêves, qu’il faut
savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés, et avec eux le
désenchantement de tous sentiments nouveaux, même ceux de l’amitié, qui ne
peuvent avoir du charme que lorsqu’ils sont nés de relations suivies et dans les
heureux jours de la jeunesse. Ce n’est pas, selon moi, au moment où le poids des
années se fait sentir, où leur nombre nous a apporté l’expérience de toutes les
déceptions, qu’il faut commencer des relations. Je vous avoue que pour moi j’en
suis là. Mon avenir se raccourcit tous les jours; à quoi bon former des
relations qu’aujourd’hui voit naître et que demain peut faire évanouir ? Ce
n’est que se créer des regrets.
» Ne voyez, monsieur, dans tout ce que je viens de vous
dire, aucune intention de ma part de blesser les souvenirs que vous avez pour
moi; je les respecte et je suis touchée de leur persistance. Vous êtes encore
bien jeune par le cœur; pour moi il n’en est pas ainsi, je suis vieille tout de
bon, je ne suis plus bonne à rien qu’à conserver, croyez-le, une large place
pour vous dans mon souvenir. J’apprendrai toujours avec plaisir les triomphes
que vous êtes appelé à avoir.
» Adieu, monsieur, je vous dis encore : recevez
l’assurance de mes sentiments affectueux.
» J’ai reçu hier matin les volumes que vous avez eu la bonté de
m’envoyer; je vous en remercie mille fois. »
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