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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (6/13) > VOYAGE EN DAUPHINÉ. Deuxième pèlerinage à Meylan. — Vingt-quatre heures à Lyon. — Je revois Mme F****** — Convulsions de cœur. (6/13) Combien de fois, pendant cette triste nuit en chemin de
fer, ne me suis-je pas répété : Imbécile! pourquoi es-tu parti ? il fallait
rester. Si j’étais resté je la reverrais encore demain matin. Qui m’obligeait à
revenir à Paris ? Sans doute, mais la crainte d’être indiscret, ennuyeux,
importun... Que faire à Lyon pendant ces longues heures où j’eusse été à
quelques pas d’elle, sans la voir ? c’eût été une torture...
Après quelques jours d’angoisses, à Paris, je lui écrivis
la lettre suivante. On verra par ces pages et celles qui lui succédèrent, comme
aussi par ses réponses, le misérable état de mon esprit et le calme du sien. On
devinera plus facilement encore ce que je dois éprouver aujourd’hui que je n’ai
plus même la consolation de lui écrire. C’eût été terminer ma vie trop
doucement, que de cultiver comme une romanesque amitié cet amour inutile. Non,
je devais être broyé et déchiré jusqu’à la fin.
1re LETTRE
« Paris, 27 septembre 1864.
» Madame,
» Vous m’avez accueilli avec une bienveillance simple et
digne dont bien peu de femmes eussent-été capables en pareil cas. Soyez mille
fois bénie! Depuis que je vous ai quittée je souffre cruellement néanmoins. J’ai
beau me répéter que vous ne pouviez pas me recevoir mieux, que tout autre
accueil eût été ou peu convenable ou inhumain, mon malheureux cœur saigne comme
s’il eût été blessé. Je me demande pourquoi, et voici les raisons que je
trouve : C’est l’absence, c est que je vous ai vue trop peu, que je ne
vous ai pas dît le quart de ce que j’avais à vous dire et que je suis parti
presque comme s’il se fût agi d’une éternelle séparation. Et pourtant vous
m’avez donné votre main, je l’ai pressée sur mon front, sur mes lèvres, et j’ai
contenu mes larmes, je vous l’avais promis. Mais j’ai un besoin impérieux,
inexorable, de quelques mots encore, que vous ne me refuserez pas, je l’espère.
Songez que je vous aime depuis quarante-neuf ans, que je vous ai toujours aimée
depuis mon enfance, malgré les orages qui ont ravagé ma vie. La preuve en est
dans le profond sentiment que j’éprouve aujourd’hui; s’il eût un seul jour
réellement cessé d’être, il ne se fût pas ranimé sans doute dans les
circonstances actuelles. Combien y a-t-il de femmes qui se soient jamais entendu
faire une telle déclaration ? Ne me prenez pas pour un homme bizarre qui est le
jouet de son imagination. Non, je suis seulement doué d’une sensibilité
très-vive, alliée, croyez-le bien, à une grande clairvoyance d’esprit, mais dont
les affections vraies sont d’une puissance incomparable et d’une constance à
toute épreuve. Je vous ai aimée, je vous aime, je vous aimerai, et j’ai soixante
et un ans, et je connais le monde et n’ai pas une illusion. Accordez-moi donc,
non comme une sœur de charité accorde ses soins à un malade, mais comme une
noble femme de cœur guérit des maux qu’elle a involontairement causes, les trois
choses qui seules peuvent me rendre le calme : la permission de vous écrire
quelquefois, l’assurance que vous me répondrez, et la promesse que vous
m’inviterez au moins une fois l’an à venir vous voir. Mes visites pourraient
être inopportunes et par suite importunes, si je les faisais sans votre
autorisation; je n’irai donc auprès de vous, à Genève ou ailleurs, que quand
vous m’aurez écrit : Venez. À qui cela pourrait-il paraître étrange ou
malséant ? Qu’y a-t-il de plus pur qu’une liaison pareille ? Ne sommes-nous pas
libres tous les deux ? Qui serait assez dépourvu d’âme et de bon sens pour la
trouver blâmable ? Personne, pas même vos fils, ils sont, je le sais, des jeunes
gens fort distingués. J’avoue seulement qu’il serait affreux de n’obtenir le
bonheur de vous voir que devant témoins. Si vous me dites : Venez! il faut que
je puisse causer avec vous comme à notre première entrevue de vendredi dernier,
entrevue que je n’ai osé prolonger et dont je n’ai pu goûter le charme
douloureux, à cause des efforts terribles que je faisais pour refouler mon
émotion.
» Oh! madame, madame, je n’ai plus qu’un but dans ce
monde, c’est d’obtenir votre affection. Laissez-moi essayer de l’atteindre. Je
serai soumis et réservé; notre correspondance sera aussi peu fréquente que vous
le voudrez, elle ne deviendra jamais pour vous une tâche ennuyeuse, quelques
lignes de votre main me suffiront. Mes voyages auprès de vous ne pourront être
que bien rares; mais je saurai que votre pensée et la mienne ne sont plus
séparées, et qu’après tant de tristes années où je n’ai rien été pour vous, j’ai
enfin l’espérance de devenir votre ami. Et c’est rare un ami dévoué comme je le
serai. Je vous environnerai d’une tendresse si profonde et si douce, d’une
affection si complète, où se confondront les sentiments de l’homme et les naïves
effusions de cœur de l’enfant. Peut-être y trouverez-vous du charme, peut-être
enfin me direz-vous un jour : « Je suis votre amie » et voudrez-vous avouer que
j’ai bien mérité votre amitié.
» Adieu, madame, je relis votre billet du 23 et j’y vois
à la fin l’assurance de vos sentiments affectueux. Ce n’est pas une
banale formule, n’est-ce pas ? n’est-ce pas ?
» À vous pour toujours,
» HECTOR BERLIOZ.
» P.-S. — Je vous envoie trois volumes; vous daignerez
peut-être les parcourir dans vos moments perdus. Vous comprenez que c’est un
prétexte pris par l’auteur pour vous occuper un peu de lui. »
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