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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (4/7) > POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (4/7) Comprend-on ce que ces craintes idiotes devaient me
faire éprouver ? Je ne dis rien des idées musicales de Carvalho, qui, pour
favoriser une mise en scène qu’il avait imaginée, voulait me faire prendre plus
lentement ou plus vite le mouvement de certains morceaux, me faire ajouter seize
mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer deux, ou trois, ou une. À
ses yeux la mise en scène d’un opéra n’est pas faite pour la musique, c’est la
musique qui est faite pour la mise en scène. Comme si d’ailleurs je n’eusse pas
longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j’étudie
depuis quarante ans à l’Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complètement
abstenus de me tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu’ils ont
tous chanté leur rôle tel que je leur ai donné et sans y changer une seule note.
Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en remercie. La première
représentation des Troyens à Carthage eut lieu le 4 novembre 1863, ainsi
que Carvalho l’avait annoncé. L’ouvrage avait besoin encore de trois ou quatre
sérieuses répétitions générales, rien ne marchait avec aplomb, sur la scène
surtout. Mais le directeur ne savait de quel bois faire flèche pour alimenter
son répertoire, son théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus
vite de cette triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont
féroces. Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous
attendions à toutes sortes de manifestations hostiles; il n’en fut rien. Mes
ennemis n’osèrent pas se montrer; un coup de sifflet honteux se fit entendre à
la fin lorsqu’on proclama mon nom, et ce fut tout. L’individu qui avait sifflé
s’imposa sans doute la tâche de m’insulter de la même façon pendant plusieurs
semaines, car il revint, accompagné d’un collaborateur, siffler encore au même
endroit, aux troisième, cinquième, septième et dixième représentations. D’autres
péroraient dans les corridors avec une violence comique, m’accablant
d’imprécations, disant qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait pas permettre
une musique pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies
parmi celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l’artiste. Mais
plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent pendant
quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino, d’Ortigue, Léon
Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d’une foule d’autres, écrits avec un
véritable enthousiasme et une rare sagacité, me remplirent d’une joie que je
n’avais pas éprouvée depuis longtemps. Je reçus en outre un grand nombre de
lettres, les unes éloquentes, les autres naïves, toutes émues, et qui ne
manquèrent pas de me toucher profondément. À plusieurs représentations j’ai vu
des gens pleurer. Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première
apparition des Troyens, j’ai été arrêté dans les rues de Paris par des
inconnus qui me demandaient la permission de me serrer la main et me
remerciaient d’avoir produit cet ouvrage. N’étaient-ce pas là des compensations
aux insultes de mes ennemis ? ennemis que je me suis faits, moins encore par mes
critiques, que par mes tendances musicales; ennemis dont la haine ressemble à
celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se trouver
honoré. La muse de ceux-là s’appelle ordinairement Laïs, Phryné, très-rarement
Aspasie1,
celle que les nobles natures et les amis du grand art adorent, s’appelle
Juliette, Desdémone, Cordelia, Ophelia, Imogène, Virgilia, Miranda, Didon,
Cassandre, Alceste, noms sublimes qui éveillent des idées de poétique
amour, de pudeur et de dévouement, quand les premiers ne rappellent qu’un bas
sensualisme et la prostitution.
J’avoue avoir, moi aussi, ressenti à l’audition des
Troyens des impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L’air
d’Énée : « Ah! quand viendra l’instant des suprêmes adieux » et
surtout le monologue de Didon :
« Je vais mourir,
» Dans ma douleur immense submergée. »
me bouleversaient. Mme Charton disait grandement
et d’une façon si dramatique le passage :
« Énée, Énée!
» Oh, mon âme te suit! »
et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la
poitrine et s’arrachant les cheveux, comme l’indique Virgile :
« Terque quaterque manu pectus
percussa decorum, » Flaventesque abscissa comas. »
Il est singulier qu’aucun des critiques aboyants ne m’ait
reproché d’avoir osé écrire cet effet vocal; il est pourtant, je le crois, digne
de leur colère. Dans tout ce que j’ai produit de musique douloureusement
passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon, dans cette scène
et dans l’air suivant, que ceux de Cassandre dans quelques parties de la
Prise de Troie qu’on n’a encore représentée nulle part... O ma noble
Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t’entendrai
jamais!...... et je suis comme le jeune Chorèbe.
...... Insano Cassandrae incensus amore.
. . . . . . . . . . . . . . .
1. Aspasie avait trop d’esprit.
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