Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (5/7) > POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (5/7) On a supprimé dans les Troyens à Carthage, au
Théâtre-Lyrique, tant pendant les études qu’après la première représentation,
les morceaux suivants :
1o l’entrée des constructeurs,
2o celle des matelots,
3o celle des laboureurs,
4o l’intermède instrumental (chasse royale et orage),
5o la scène et le duo entre Anna et Narbal,
6o le deuxième air de danse,
7o les strophes d’Iopas,
8o le duo des sentinelles,
9o la chanson d’Hylas,
10o le grand duo entre Enée et Didon : « Errante sur tes pas. »
Pour les entrées des constructeurs, des matelots et des
laboureurs. Carvalho en trouva l’ensemble froid; d’ailleurs le théâtre n’était
pas assez vaste pour le déploiement d’un pareil cortège. L’intermède de la
chasse fut pitoyablement mis en scène. On me donna un torrent en peinture au
lieu de plusieurs chutes d’eau réelle; les satyres dansants étaient représentés
par un groupe de petites filles de douze ans; ces enfants ne tenaient point à la
main des branches d’arbre enflammées, les pompiers s’y opposaient dans la
crainte du feu; les nymphes ne couraient pas échevelées à travers la forêt en
criant : Italie! les femmes choristes avaient été placées dans la coulisse, et
leurs cris n’arrivaient pas dans la salle; la foudre en tombant s’entendait à
peine, bien que l’orchestre fût maigre et sans énergie. D’ailleurs, le
machiniste exigeait toujours au moins quarante minutes pour changer son décor
après cette mesquine parodie. Je demandai donc moi-même la suppression de
l’intermède. Carvalho s’obstina avec un acharnement incroyable, malgré ma
résistance et mes fureurs, à couper la scène entre Narbal et Anna, l’air de
danse et le duo des sentinelles dont la familiarité lui paraissait incompatible
avec le style épique. Les strophes d’Iopas disparurent de mon aveu, parce que le
chanteur chargé de ce rôle était incapable de les bien chanter. Il en fut de
même du duo entre Énée et Didon; j’avais reconnu l’insuffisance de la voix de Mme
Charton dans cette scène violente qui fatiguait l’artiste au point qu’elle n’eût
pas eu ensuite la force, au cinquième acte, de dire le terrible récitatif : « Dieux
immortels! il part! » et son dernier air et la scène du bûcher. Enfin
la chanson d’Hylas, qui avait plu beaucoup aux premières représentations et que
le jeune Cabel chantait bien, disparut pendant que j’étais retenu dans mon lit
exténué par une bronchite. On avait besoin de Cabel dans la pièce qui se jouait
le lendemain des représentations des Troyens, et comme son engagement ne
l’obligeait à chanter que quinze fois par mois, il fallait lui donner deux cents
francs pour chaque soirée supplémentaire. Carvalho en conséquence, et sans m’en
avertir, supprima la chanson par économie. Je fus tellement abruti par ce long
supplice, qu’au lieu de m’y opposer de tout ce qui me restait de forces, je
consentis à ce que l’éditeur de la partition de piano, entrant dans la pensée de
Carvalho qui voulait que cette partition fût le plus possible conforme à la
représentation, supprimât, lui aussi, dans une édition, plusieurs de ces
morceaux. Heureusement la grande partition n’est pas encore publiée; j’ai
employé un mois à la remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies;
elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l’ai
écrite.
Oh! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la
vente, avec les coupures et les arrangements de l’éditeur, y a-t-il un supplice
pareil! une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le
corps d’un veau sur l’étal d’un boucher, et dont on débite des fragments comme
on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières!!
Malgré les
perfectionnements
et les corrections que Carvalho leur avait fait subir, les Troyens
à Carthage n’eurent que vingt et une représentations. Les recettes qu’ils
produisaient ne répondant pas à ce qu’il en avait attendu, Carvalho consentit à
résilier l’engagement de Mme Charton qui partit pour Madrid; et
l’ouvrage, à mon grand soulagement, disparut de l’affiche. Cependant, comme les
honoraires que je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient
considérables, étant l’auteur du poème et de la musique, et comme j’avais vendu
la partition de piano à Paris et à Londres, je m’aperçus avec une joie
inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit
annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt
ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d’esclavage, me
voilà libre! je n’ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à
justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d’indignation à contenir, plus
de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre! je
puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n’en plus parler, n’en
plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu’on cuit dans ces gargotes
musicales! Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonæ
voluntatis!!
C’est aux Troyens au moins que le malheureux
feuilletoniste a dû sa délivrance.
|