Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (2/7) > POSTFACE. J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie. — Jullien. — Le diapason de l’éternité. Les Troyens. — Représentations de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict. — Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. — Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg. — Mort de ma seconde femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout! (2/7) J’avais entièrement terminé à cette époque l’ouvrage
dramatique dont je parlais tout à l’heure et dont j’ai fait mention dans une
note d’un des
précédents chapitres. Me trouvant à Weimar quatre ans auparavant chez la
princesse de Wittgenstein (amie dévouée de Liszt, femme de cœur et d’esprit, qui
m’a soutenu bien souvent dans mes plus tristes heures), je fus amené à
parler de mon admiration pour Virgile et de l’idée que je me faisais d’un grand
opéra traité dans le système shakespearien, dont le deuxième et le quatrième
livre de l’Énéide seraient le sujet. J’ajoutai que je savais trop quels
chagrins une telle entreprise me causerait nécessairement, pour que j’en vinsse
jamais à la tenter. « En effet, répliqua la princesse, de votre passion pour
Shakespeare unie à cet amour de l’antique, il doit résulter quelque chose de
grandiose et de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poème lyrique;
appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et le
finir. » Comme je continuais à m’en défendre, « Écoutez, me dit la princesse, si
vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous
avez la faiblesse d’en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et
Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir. » Il
n’en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris je commençai à
écrire les vers du poème lyrique des Troyens. Puis je me mis à la
partition, et au bout de trois ans et demi de corrections, de changements,
d’additions, etc., tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet
ouvrage, après en avoir lu le poème en maint endroit, avoir écouté les
observations des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l’idée me
vint d’écrire à l’Empereur la lettre suivante :
« Sire,
» Je viens d’achever un grand opéra dont j’ai écrit
les paroles et la musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui
y sont employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le
représenter1.
Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poème et de solliciter ensuite pour
l’œuvre votre haute protection, si elle a le bonheur de la mériter. Le
théâtre de l’Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis2,
qui professe au sujet de mon style en musique, style qu’il n’a jamais connu
et qu’il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges; les deux chefs
du service musical placés sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi,
Sire, de mon ami, et quant à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je
m’en garderai moi-même. Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poème, ne
le juge pas digne de la représentation, j’accepterai sa décision avec un
respect sincère et absolu; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à
l’appréciation de gens dont le jugement est obscurci par des préventions et
des préjugés, et dont l’opinion, par conséquent, n’est pour moi d’aucune
valeur. Ils prendraient le prétexte de l’insuffisance du poème pour refuser
la musique. J’ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon
livret des Troyens à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui
laissait son dernier
séjour à Plombières; mais alors la partition n’était pas terminée et
j’ai craint, si le résultat de la lecture n’eût pas été favorable, un
découragement qui m’eût empêché de l’achever; et je voulais l’écrire cette
grande partition, l’écrire complètement, avec une ardeur constante et les
soins et l’amour les plus assidus. Maintenant, viennent le découragement et
les chagrins, rien ne peut faire qu’elle n’existe pas. C’est grand et fort,
et, malgré l’apparente complexité des moyens, très-simple. Ce n’est pas
vulgaire malheureusement, mais ce défaut est de ceux que Votre Majeste
pardonne, et le public de Paris commence à comprendre que la production des
jouets sonores n’est pas le but le plus élevé de l’art. Permettez-moi donc,
Sire, de dire comme l’un des personnages de l’épopée antique d’où j’ai tiré
mon sujet : Arma citi properate viro! et je crois que je prendrai le
Latium.
» Je suis avec le plus profond respect et le plus
entier dévouement, Sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant
serviteur.
» HECTOR BERLIOZ,
» Membre de l’Institut.
» Paris, 28 mars 1858 »
Eh bien, non, je n’ai pas pris le Latium. Il est vrai
que les gens de l’Opéra se sont bien gardés de properare arma viro; et
l’Empereur n’a jamais lu cette lettre; M. de Morny m’a dissuadé de la lui
envoyer; « l’Empereur, m’a-t-il dit, l’eût trouvée peu convenable »; et quand enfin les Troyens ont été représentés tant bien que mal,
S.M. n’a pas seulement daigné venir les voir.
Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant
d’entretien avec l’Empereur, et il m’autorisa à lui apporter le poëme des
Troyens, m’assurant qu’il le lirait s’il pouvait trouver une heure de
loisir. Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français ? Je
remis mon manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l’envoya dans les bureaux
de la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant d’absurde
et d’insensé; on fit courir le bruit que cela durerait huit heures, qu’il
fallait deux troupes comme celle de l’Opéra pour l’exécuter, que je demandais
trois cents choristes supplémentaires, etc., etc. Un an après, on sembla vouloir
s’occuper un peu de mon ouvrage. Un jour Alphonse Royer me prit à part et me
dit : « Le ministre d’État m’a ordonné de vous annoncer qu’on allait mettre à
l’étude, à l’Opéra, votre partition des Troyens, et qu’il voulait vous
donner pleine satisfaction. »
1. Le poème lyrique des Troyens n’était
pas encore alors divisé en deux opéras, il n’en formait qu’un dont la durée
était de cinq heures.
2. Alphonse Royer.
|