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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LVI. Retour à Saint-Pétersbourg. — Deux exécutions de Roméo et Juliette au grand-théâtre. — Roméo dans son cabriolet. — Ernst. — Nature de son talent. — L’action rétroactive de la musique. (3/3) > LVI. Retour à Saint-Pétersbourg. — Deux exécutions de Roméo et Juliette au grand-théâtre. — Roméo dans son cabriolet. — Ernst. — Nature de son talent. — L’action rétroactive de la musique. (3/3) J’ai parlé d’Ernst tout à l’heure. Il était en effet
arrivé à Saint Pétersbourg le même jour que moi. Nous nous rencontrâmes en
Russie par hasard, comme nous nous étions déjà trouvés ensemble auparavant à
Bruxelles, à Vienne, à Paris; et comme nous nous sommes depuis lors rencontrés
de nouveau en d’autres endroits de l’Europe où les divers incidents ou accidents
de notre vie d’artiste semblent avoir noué les liens que la sympathie avait déjà
établis entre nous. J’éprouve pour lui la plus vive et la plus affectueuse
admiration. C’est un si excellent cœur, un si digne ami, un si grand artiste!
On a comparé Ernst à Chopin. Sous quelques rapports,
cette comparaison a de la justesse; sous beaucoup d’autres et des plus
importants, elle en manque tout à fait. Étudiés du point de vue purement
musical, ces deux artistes diffèrent l’un de l’autre essentiellement. Chopin
supportait mal le frein de la mesure; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi,
l’indépendance rythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les libertés
raisonnables que l’art admet, et que l’expression passionnée exige souvent,
reste un musicien périodique, cadencé, et d’une sûreté d’allures imperturbable
au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin ne pouvait pas jouer
régulièrement; Ernst peut, s’il le veut, sortir pour un instant de la
régularité, pour en mieux faire sentir la puissance quand il y rentre. Il faut
l’entendre dans les quatuors de Beethoven pour l’apprécier sous ce rapport.
Dans les compositions de Chopin, tout l’intérêt est
concentré sur la partie de piano; l’orchestre de ses concertos n’est rien qu’un
froid et presque inutile accompagnement; les œuvres d’Ernst se distinguent
surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu’il a écrits pour son
instrument avec orchestre, sont évidemment de ceux qui réunissent les qualités
réputées autrefois inconciliables, d’un brillant mécanisme et d’un intérêt
symphonique soutenu. Faire régner l’instrument solo sans exiger l’abdication de
l’orchestre, telle était la proposition que Beethoven résolut victorieusement le
premier. Encore Beethoven, peut-être, fit-il trop dominer l’orchestre au
détriment du solo, tandis que la balance me semble en équilibre dans le système
adopté par Ernst, Vieuxtemps, Liszt et quelques autres.
J’insiste donc là-dessus : Ernst, le plus charmant
humoriste que je connaisse, grand musicien autant que grand violoniste, est un
artiste complet chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les
qualités vitales de l’art musical proprement dit ne font jamais défaut. Il est
doué de cette rare organisation qui permet à l’artiste de concevoir fortement et
d’exécuter sans tâtonnements ce qu’il conçoit; il cherche le progrès, et use de
toutes les provisions de l’art. Il récite sur le violon de beaux poëmes en
langue musicale, et cette langue, il la possède complètement. Chopin d’ailleurs,
était uniquement le virtuose des salons élégants, des réunions intimes. Ernst ne
redoute point les théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule; il les
aime, au contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand
il a deux mille auditeurs à dompter. Ses concerts au théâtre de Saint
Pétersbourg me l’eussent prouvé, si je n’en avais pas eu déjà la certitude. Il
fallait l’entendre, quand, après avoir exécuté dans son grand style ses œuvres
si passionnées, et si magistralement conçues, il venait, écrasé
d’applaudissements, prendre congé de son auditoire, en lui jouant les variations
sur l’air du Carnaval de Venise qu’il a osé écrire après celles de
Paganini et sans les imiter. Dans cette fantaisie de haut goût, les
caprices de l’inventeur se mêlent d’une façon si adroite et si rapide aux
excentricités d’un prodigieux mécanisme, qu’on finit par ne plus s’étonner de
rien et se laisser bercer par le monotone accompagnement de l’air vénitien,
comme si du violon solo ne ruisselaient pas en même temps les cascades
mélodiques les plus diversement colorées, aux bonds les plus divertissants et
les plus imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment
mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la
négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux osselets
avec des diamants. Si le conseiller Crespel, le fantastique possesseur du violon
de Crémone, eût pu assister à ces ébats incroyables de l’esprit musical,
il est à croire que le peu de raison qui restait au pauvre homme, n’eût pas
tardé à disparaître et qu’il eût moins souffert de la mort d’Antonia.
Ces variations que j’ai souvent entendu jouer par Ernst
depuis cette époque, et dernièrement encore à Baden, m’impressionnent maintenant
d’une façon singulière. Dès que le thème vénitien apparaît sous le magique
archet, il est minuit pour moi, je me retrouve à Saint Pétersbourg dans une
vaste salle illuminée à jour, je ressens cette étrange et douce fatigue nerveuse
qu’on éprouve à la fin des splendides soirées musicales; il y a des rumeurs
enthousiastes dans l’air, des reflets de sourires; je tombe dans une mélancolie
romanesque à laquelle il m’est impossible, il me serait même douloureux de
résister.
. . . . . . . . . . . . . . .
Aucun autre art que la musique ne jouit de cette
puissance rétroactive, aucun, pas même l’art de Shakespeare, ne saurait en
l’évoquant poétiser ainsi le passé. Car seule la musique parle à la fois à
l’imagination, à l’esprit, au cœur et aux sens, et de la réaction des
sens sur l’esprit et le cœur, et réciproquement, naissent des phénomènes
sensibles aux êtres doués d’une organisation spéciale, que les autres
(les barbares) ne connaîtront jamais.
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