Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (3/6) > A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (3/6) « Nous travaillerons tant, m'avait-il dit, que nous en viendrons à bout! » Il ne
présumait pas trop, en effet, de la force de l'orchestre, et la reine Mab, dans
son char microscopique, conduite par l'insecte bourdonnant des nuits d'été et
lancée au triple galop de ses chevaux atomes, a pu montrer au public de
Brunswick sa vive espièglerie et les mille caprices de ses évolutions. Mais vous
comprendrez mon inquiétude à son sujet, vous, le poète des fées et des willis;
vous, le frère naturel de ces gracieuses et malicieuses petites créatures ; vous
savez trop de quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle
sérénité le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer librement
dans le pâle rayon de l'astre des nuits. Eh bien! malgré nos craintes,
l'orchestre, s'identifiant complètement avec la ravissante fantaisie de
Shakespeare, s'est fait si petit, si agile, si fin et si doux, que jamais, je
crois, la reine imperceptible n'a couru plus heureuse parmi de plus silencieuses
harmonies.
Dans le finale d'Harold, au contraire, dans cette furibonde orgie où
concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la rage, où
le rythme paraît tantôt trébucher, tantôt courir avec furie, où des bouches de
cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par le blasphème à des voix
suppliantes, où l'on rit, boit, frappe, brise, tue et viole, où l'on s'amuse enfin
; dans cette scène de brigands, l'orchestre était devenu un véritable pandœmonium;
il y avait quelque chose de surnaturel et d'effrayant dans la frénésie de sa
verve; tout chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord
diaboliques, violons, basses, trombones,
timbales et cymbales ; pendant que l'alto solo, le rêveur Harold, fuyant
épouvanté, faisait encore entendre au loin quelques notes tremblantes de son
hymne du soir. Ah! quel roulement de cœur! quels frémissements sauvages en
conduisant alors cet étonnant orchestre, où je croyais trouver plus ardents que
jamais tous mes jeunes lions de Paris!!! Vous ne connaissez rien de pareil,
vous autres, poètes, vous n'êtes jamais emportés par de tels ouragans de vie !
J'aurais voulu embrasser toute la chapelle à la fois, et je ne pouvais que
m'écrier, en français il est vrai, mais l'accent devait me faire comprendre: «
Sublimes! je vous remercie, messieurs, et je vous admire : Vous êtes des brigands
parfaits ! »
Les mêmes qualités violentes se firent remarquer dans l'exécution de l'ouverture
de Benvenuto et pourtant, dans le style opposé, l'introduction d'Harold, la
Marche des pèlerins et la Sérénade ne furent jamais rendues avec plus de
grandeur calme et de religieuse sérénité. Pour le morceau de Roméo (la Fête chez
Capulet) il rentre un peu par son caractère dans le genre tourbillonnant; il fut
donc aussi, selon notre expression parisienne, véritablement enlevé.
Il fallait voir dans les haltes des répétitions, l'aspect enflammé de tous ces
visages... L'un des musiciens, Schmidt (la foudroyante contre-basse), s'était
arraché la peau de l'index de la main droite au commencement du passage
pizzicato de l'orgie ; mais sans songer à s'arrêter pour si peu et malgré le
sang qu'il répandait, il avait continué en se contentant de changer de doigt.
C'est ce qui s'appelle en termes militaires ne pas bouder au feu.
Pendant que nous nous livrions à ces délassements, le chœur, de son côté,
étudiait à grand'peine aussi, mais avec des résultats différents, les fragments
de mon Requiem. L'Offertoire et le Quærens me avaient fini par marcher : pour le
Sanctus, dont le solo devait être chanté
par Schmetzer, le premier ténor du théâtre, excellent musicien, il y avait un
obstacle insurmontable. L'andante de ce morceau, écrit à trois voix de femmes,
présente quelques modulations enharmoniques que les choristes de Dresde avaient
fort bien comprises, mais qui dépassent, à ce qu'il paraît, l'intelligence
musicale de celles de Brunswick. En conséquence, après avoir inutilement essayé
pendant trois jours d'en saisir le sens et les intonations, ces pauvres
désespérées m'envoyèrent une députation pour me conjurer de ne pas les exposer à
un affront en public et obtenir que le terrible Sanctus fût rayé de l'affiche.
Je dus y consentir, mais avec regret, surtout à cause de Schmetzer, dont le
ténor très-haut convient parfaitement à cet hymne séraphique, et qui se faisait
en outre un plaisir de le chanter.
|