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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (2/6) > A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (2/6) La famille Müller, en effet, représente l'idéal du quatuor de Beethoven, comme
la famille Bohrer l'idéal du trio. On n'a jamais encore, en aucun lieu du monde,
porté à ce point la perfection de l'ensemble, l'unité du sentiment, la
profondeur de l'expression, la pureté du style, la grandeur, la force, la verve
et la passion. Une telle interprétation de ces œuvres sublimes nous donne, je le
crois, l'idée la plus exacte de ce que pensait et sentait Beethoven en les
écrivant. C'est l'écho de l'inspiration créatrice! c'est le contre-coup du
génie!
Cette famille musicale des Müller est d'ailleurs plus nombreuse que je ne
croyais; j'ai compté sept artistes de ce nom, frères, fils et neveux, dans
l'orchestre de Brunswick. Georges Müllerest maître de chapelle; son
frère aîné, Charles, n'est que premier maître de concert, mais on voit à la
déférence de chacun à l'écouter quand il fait une observation, qu'on respecte en
lui le chef du fameux quatuor. Le second concert-meister est M. Freudenthal,
violoniste et compositeur de mérite. J'avais prévenu Charles Müller de mon
arrivée: en descendant de voiture, à Brunswick, je fus abordé par un
très-aimable jeune homme, M. Zinkeisen, l'un des premiers violons de
l'orchestre, parlant français comme vous et moi, qui m'attendait à la poste pour
me conduire chez le capell-meister, au débotté. Cette attention et cet
empressement me parurent de bon augure. M. Zinkeisen m'avait vu quelquefois à
Paris et me reconnut, malgré l'état pitoyable où j'étais réduit par le froid ;
car j'avais passé la nuit dans un coupé à peu près ouvert à tout vent, pour
éviter l'odeur et la fumée de six horribles pipes fonctionnant sans relâche dans
l'intérieur. J'admire les règlements de police établis en Allemagne : il est
défendu, sous peine d'amende, de fumer dans les rues ou sur les places
publiques, où cet aimable exercice ne peut incommoder personne: mais si vous
allez au café, on y fume; à table d'hôte, on y fume; en poste, on y fume;
partout, enfin, l'infernale pipe vous poursuit. — Vous êtes Allemand, mon cher
Heine, et vous ne fumez pas! ce n'est pas là, croyez-moi, le moindre de vos
mérites, la postérité ne vous en tiendra pas compte, mais bien des contemporains
et toutes les contemporaines vous en sauront gré.
Charles Müller me reçut avec cet air sérieux et calme qui m'a quelquefois
effrayé en Allemagne, croyant y trouver l'indice de l'indifférence et de la
froideur ; il n'y a pourtant pas à s'en méfier autant que de nos démonstrations
françaises, si pleines de sourires et de belles paroles, quand nous accueillons
un étranger à qui nous ne pensons plus cinq minutes après. Loin de là : le concert-meister, après m'avoir demandé de quelle façon je voulais composer mon
orchestre, alla immédiatement s'entendre avec son frère pour aviser aux moyens
de réunir la masse d'instruments à cordes que j'avais jugée nécessaire et faire
un appel aux amateurs et aux artistes indépendants de la chapelle ducale, et
dignes de se réunir à elle. Dès le lendemain, ils m'avaient formé un bel
orchestre, un peu plus nombreux que celui de l'Opéra de Paris et composé de
musiciens non-seulement très-habiles, mais encore animés d'un zèle et d'une
ardeur incomparables. La question de la harpe, de l'ophicléide et du cor anglais
se présenta de nouveau, comme elle s'était présentée à Weimar, à Leipzig, à
Dresde. (Je vous parle de tous ces détails pour vous faire une réputation de
musicien). L'un des membres de l'orchestre, M. Leibrock, excellent artiste,
très-versé dans la littérature musicale, s'était, depuis un an seulement
appliqué à l'étude de la harpe et redoutait fort, en conséquence, l'épreuve où
l'allait mettre ma deuxième symphonie. Il n'a d'ailleurs qu'une harpe
ancienne, dont les pédales à mouvement simple ne permettent pas l'exécution de
tout ce qu'on écrit aujourd'hui pour cet instrument. Heureusement la partie de
harpe d'Harold est d'une extrème facilité, et M. Leibrock travailla tellement
pendant cinq à six jours, qu'il en vint à son honneur....à la répétition générale. Mais le soir du concert, saisi d'une terreur panique
au moment important, il s'arrêta court dans l'introduction et laissa jouer seul
Charles Müller qui exécutait la partie d'alto principal.
Ce fut le seul accident que nous eûmes à regretter, accident dont au reste le
public ne s'aperçut point, et que M. Leibrock se reprochait encore amèrement
plusieurs jours après, malgré mes efforts pour le lui faire oublier. Quant à l'ophicléide,
il n'y en avait d'aucune espèce dans Brunswick, ; on me présenta successivement
pour
le remplacer, un bass-tuba (magnifique instrument grave dont j'aurai à parler au
sujet des bandes militaires de Berlin) ; mais le jeune homme qui le jouait ne me
paraissait pas en posséder très-bien le mécanisme, il en ignorait même la
véritable étendue; puis un basson russe, que l'exécutant appelait un
contre-basson. J'eus beaucoup de peine à le désabuser sur la nature et le nom de
son instrument, dont le son sort tel qu'il est écrit et qui se joue avec une
embouchure comme l'ophicléide ; tandis que le contre-basson, instrument
transpositeur à anche, n'est autre qu'un grand basson qui reproduit presque en
entier la gamme du basson à l'octave inférieure. Quoi qu'il en soit, le basson
russe fut adopté pour tenir lieu tant bien que mal de l'ophicléide. Il n'y avait
pas de cor anglais, on arrangea ses solos pour un hautbois, et nous commençâmes
les répétitions d'orchestre pendant que le chœur étudiait dans une autre salle.
Je dois dire ici que jamais jusqu'à ce jour, en France, en Belgique, ni en
Allemagne, je n'ai vu une collection d'artistes éminents à ce point dévoués,
attentifs et passionnés pour la tâche qu'ils avaient entreprise. Après la
première répétition, où ils avaient pu se faire une idée des principales
difficultés de mes symphonies, le mot d'ordre fut donné pour les répétitions
suivantes : on convint de me tromper sur l'heure à laquelle elles étaient
censées devoir commencer, et chaque matin (je ne l'ai su qu'après) l'orchestre
se réunissait une heure avant mon arrivée, pour étudier les traits et les
rythmes
les plus dangereux. Aussi allais-je d'étonnements en étonnements en voyant les
transformations rapides que l'exécution subissait chaque jour, et l'assurance
impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des difficultés que mon
orchestre de Paris, cette jeune garde de la grande armée, n'a longtemps abordées
qu'avec de certaines précautions. Un seul morceau inquiétait beaucoup
Charles Müller, c'était le scherzo de Roméo et Juliette (la reine Mab). Cédant
aux sollicitations de M. Zinkeisen, qui avait entendu ce scherzo à Paris,
j'avais osé, pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer
dans le programme du concert.
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