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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (1/6) > A Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. (1/6) A HENRI HEINE
SIXIÈME LETTRE
Brunswick. — Hambourg.
Il m'est arrivé toutes sortes de bonheurs dans cette excellente ville de
Brunswick; aussi ai-je d'abord eu l'idée de régaler de ce récit un de mes
ennemis intimes, cela lui aurait fait plaisir!... tandis, qu'à vous, mon cher
Heine, le tableau de cette fête harmonique fera peut-être de la peine. Les
immoralistes prétendent que dans tout ce qu'il nous arrive d'heureux il y a
quelque chose de désagréable pour nos meilleurs amis; mais je n'en crois rien!
C'est une calomnie infâme, et je puis jurer que des fortunes inattendues autant
que brillantes, étant survenues à quelques-uns de mes amis, cela ne m'a rien fait
du tout!
Assez! n'entrons pas dans le champ épineux de l'ironie, où fleurissent
l'absinthe et l'euphorbe à l'ombre des orties arborescentes, où vipères et
crapauds sifflent et coassent, où l'eau des lacs bouillonne, où la terre
tremble, où le vent du soir brûle, où les nuages du couchant dardent des éclairs
silencieux! car à quoi bon se mordre la lèvre, dérober sous des paupières mal
closes de verdâtres prunelles, grincer tout doucement des dents, présenter à
son interlocuteur un siège armé d'un dard perfide ou couvert d'un glutineux
enduit, quand, loin d'àvoir dans l'âme quelque chose d'amer, les riants souvenirs encombrent la pensée,
quand on sent son cœur plein de reconnaissance et de naïve joie, quand on
voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses pour dire à tout ce qui
nous est cher : je fus heureux un jour. C'est un petit mouvement de vanité
puérile qui m'avait porté à commencer ainsi ; je cherchais sans m'en apercevoir,
à vous imiter, vous l'inimitable ironiste. Cela ne m'arrivera plus. J'ai trop
souvent regretté dans notre conversation, de ne pouvoir vous obliger au style
sérieux ni arrêter le mouvement convulsif de vos griffes dans les moments mêmes
où vous croyez le mieux faire pattes de velours, chat-tigre que vous êtes,
leo quærens quem devoret. Et pourtant que de sensibilité, que d'imagination sans
fiel, répandues dans vos œuvres! comme vous chantez quand il vous plaît, dans
le mode majeur! comme votre enthousiasme se précipite et coule à pleins bords
quand l'admiration vous saisit à l'improviste et que vous vous oubliez! quelle
tendresse infinie respire dans un des plis secrets de votre cœur pour ce pays
que vous avez tant raillé, pour cette terre féconde en poètes, pour la patrie
des génies rêveurs, pour cette Allemagne enfin que vous appelez votre vieille
grand'mère et qui vous aime tant malgré tout !
Je l'ai bien vu à l'accent tristement attendri qu'elle a mis à me parler de vous
pendant mon voyage ; oui, elle vous aime ! elle a concentré en vous toutes ses
affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils, ses grands hommes, elle
ne compte plus que sur vous, qu'elle appelle en souriant son méchant enfant.
C'est elle, ce sont les chants graves et romantiques dont elle a bercé vos
premiers ans, qui vous ont inspiré un sentiment pur et élevé de l'art musical;
et c'est quand vous l'avez quittée, c'est en courant le monde, c'est après avoir
souffert que vous êtes devenu impitoyable et railleur.
II vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit que je
vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez quelle
confiance j'ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l'ironie s'en va, c'est
précisément à vous que je l'adresse :
.....Au moment de quitter Leipzig, je reçus une
lettre de Meyerbeer m'annonçant qu'on ne pourrait pas, avant un mois, s'occuper
de mes concerts. Le grand maître m'engageait à utiliser ce retard en allant à
Brunswick, où je trouverais, disait-il, un orchestre d'honneur. Je suivis ce
conseil, sans me douter cependant que j'aurais tant à me louer de l'avoir suivi.
Je ne connaissais personne à Brunswick, j'ignorais complètement et les
dispositions des artistes à mon égard, et le goût du public. Mais l'idée seule
que les frères Müller étaient à la tête de la chapelle, aurait suffi pour me
donner toute confiance, indépendamment de l'opinion si encourageante de
Meyerbeer. Je les avais entendus à leur dernier voyage à Paris, et je regardais
l'exécution des quatuors de Beethoven, par ces quatre virtuoses, comme l'un des
prodiges les plus extraordinaires de l'art moderne.
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