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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A Stéphen Heller, quatrième lettre, Leipzig. (4/5) > A Stéphen Heller, quatrième lettre, Leipzig. (4/5) Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le lendemain, je
lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la lettre suivante, que le
dernier des Mohicans, je l'espère, n'eût pas désavouée:
« Au chef Mendelssohn !
« Grand chef! nous nous sommes promis d'échanger nos tomahawcks1; voici le
mien! Il est grossier, le tien est simple; les squaws2 seules et les visages
pâles3 aiment les armes ornées. Sois mon frère! et quand le Grand Esprit
nous aura envoyés chasser dans le pays des âmes, que nos guerriers suspendent nos
tomahawks unis à la porte du conseil. »
Tel est dans toute sa simplicité le fait qu'une malice bien innocente a voulu
rendre ridiculement dramatique. Mendelssohn, lorsqu'il s'est agi, quelques jours
après, d'organiser mon concert, s'est en effet comporté en frère à mon égard. Le
premier artiste qu'il me présenta comme son fidus Achates, fut le maître de
concert David, musicien éminent, compositeur de mérite et violoniste distingué.
M. David, qui parle d'ailleurs parfaitement le français, me fut d'un très-grand
secours.
L'orchestre de Leipzig n'est pas plus nombreux que les orchestres de Francfort
et de Stuttgard; mais comme la ville ne manque pas de ressources instrumentales,
je voulus l'augmenter un peu, et le nombre des violons fut en conséquence porté
à vingt-quatre; innovation qui, je l'ai su plus tard, a causé l'indignation de
deux ou trois critiques
dont le siège était déjà fait. Vingt-quatre violons au lieu de seize qui avaient
suffi jusque-là à l'exécution des symphonies de Mozart et de Beethoven! Quelle
insolente prétention!... Nous essayâmes en vain de nous procurer encore trois
instruments indiqués et mis en évidence dans plusieurs de mes morceaux (autre
crime énorme): il fut impossible de trouver le cor anglais, l'ophicléide et la
harpe. Le cor anglais (l'instrument) était si mauvais, si délabré, et par suite
si extraordinairement faux, que, malgré le talent de l'artiste qui le jouait,
nous dûmes renoncer à nous en servir, et donner son solo à la première
clarinette.
L'ophicléide, ou du moins le mince instrument de cuivre qu'on me présenta sous
ce nom, ne ressemblait point aux ophicléides français; il n'avait presque point
de son. Il fut donc considéré comme non avenu; on le remplaça tant bien que mal
par un quatrième trombone. Pour la harpe, on n'y pouvait songer; car six mois
auparavant, Mendelssohn, ayant voulu faire entendre à Leipzig des fragments de
son Antigone, fut obligé de faire venir des harpes de Berlin. Comme on
m'assurait qu'il en avait été médiocrement satisfait, j'écrivis à Dresde, et Lipinski, un grand et digne artiste dont j'aurai bientôt l'occasion de parler,
m'envoya le harpiste du théâtre. Il ne s'agissait plus que de trouver
l'instrument. Après des courses inutiles chez divers facteurs et marchands de
musique, Mendelssohn apprit enfin qu'un amateur possédait une harpe, et il
obtint de lui qu'elle nous fût prêtée pour quelques jours. Mais, admirez mon
malheur, la harpe apportée et bien garnie de cordes neuves, il se trouva que M.
Richter (le harpiste de Dresde qui s'était si obligeamment rendu à Leipzig sur l'invitation de Lipinski) était un pianiste
très-habile, qu'il jouait en outre fort bien du violon, mais qu'il ne jouait
presque pas de la harpe. Il en avait étudié le mécanisme depuis dix-huit mois
seulement, et pour parvenir à exécuter les arpèges les plus simples, qui servent
communément à l'accompagnement du chant dans les opéras italiens. De sorte qu'à
l'aspect des traits diatoniques et des dessins chantants qui se rencontrent
souvent dans ma symphonie, le courage lui manqua tout à fait, et que Mendelssohn
dut se mettre au piano le soir du concert pour représenter les solos de la
harpe, et assurer ses entrées. Quel embarras pour si peu de chose!
Quoi qu'il en soit, et mon parti une fois pris sur ces inconvénients, les
répétitions commencèrent. La disposition de l'orchestre dans cette belle salle
est si excellente, les rapports de chaque exécutant avec le chef sont si aisés,
et les artistes, musiciens parfaits d'ailleurs, ont été accoutumés par
Mendelssohn et David à apporter aux études une telle attention, que deux
répétitions suffirent à monter un long programme, où figuraient, entre autres
compositions difficiles, les ouvertures du Roi Lear, des Francs-Juges et la
Symphonie fantastique. David avait en outre consenti à jouer le solo de violon
(Rêverie et Caprice) que j'écrivis il y a deux ans pour Artôt, et dont
l'orchestration est assez compliquée. Il l'exécuta supérieurement aux grands
applaudissements de l'assemblée.
Quant à l'orchestre, dire qu'il fut irréprochable, après deux répétitions
seulement, dans l'exécution des pièces que je viens de citer, c'est en faire un
grand éloge. Tous les musiciens de Paris et bien d'autres encore, seront, je
crois, de cet avis.
Cette soirée jeta le trouble dans les consciences musicales des habitants de
Leipzig, et, autant qu'il m'a été permis d'en juger par la polémique des
journaux, des
discussions en sont résultées aussi violentes, tout au moins, que celles dont
les mêmes ouvrages furent le sujet à Paris, il y a quelque dix ans. Pendant
qu'on débatait ainsi la moralité de mes faits et gestes harmoniques, que les
uns les traitaient de belles actions, les autres de crimes prémédités, je fis le
voyage de Dresde, que j'aurai bientôt à raconter. Mais pour ne pas scinder le
récit de mes expériences à Leipzig, je vais, mon cher Heller, vous dire ce qu'il
advint, à mon retour, du concert au bénéfice des pauvres, dont Mendelssohn
m'avait parlé dans sa lettre, et auquel j'avais promis de prendre part.
1. Massues de sauvages.
2. Les femmes.
3. Les Européens, les blancs.
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