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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XLVII. Exécution du Lacrymosa de mon Requiem à Lille. — Petite couleuvre pour Cherubini. — Joli tour qu'il me joue. — Venimeux aspic que je lui fais avaler. — Je suis attaché à la rédaction du Journal des Débats.— Tourments que me cause l'exercice de mes fonctions de critique. (2/3) > XLVII. Exécution du Lacrymosa de mon Requiem à Lille. — Petite couleuvre pour Cherubini. — Joli tour qu'il me joue. — Venimeux aspic que je lui fais avaler. — Je suis attaché à la rédaction du Journal des Débats.— Tourments que me cause l'exercice de mes fonctions de critique. (2/3)
J'ai le regret d'avoir bientôt après, et très-involontairement, blessé mon
illustre ami de la façon la plus cruelle J'assistais, au parterre de l'Opéra, à
la première représentation de son ouvrage, Ali Baba. Cette partition, tout le
monde en convint alois, est l'une des plus pales et des
plus vides de Cherubini. Vers la fin du premier acte, fatigué de ne rien
entendre de saillant, je ne pus m'empêcher de dire assez haut pour être entendu
de mes voisins : « Je donne vingt francs pour une idée! » Au milieu du second
acte, toujours trompé par le même mirage musical, je continue mon enchère en
disant : « Je donne quarante francs pour une idée! » Le finale commence : « Je
donne quatre-vingts francs pour une idée! » Le finale achevé, je me lève en
jetant ces derniers mots: « Ah! ma foi, je ne suis pas assez riche. Je renonce!» et je m'en vais.
Deux ou trois jeunes gens, assis auprès de moi sur la même banquette, me
regardaient d'un œil indigné. C'étaient des élèves du Conservatoire qu'on avait
placés là pour admirer utilement leur directeur. Ils ne manquèrent point, je
l'ai su plus tard, d'aller le lendemain lui raconter mon insolente mise à prix
et mon découragement plus insolent encore. Cherubini en fut d'autant plus
outragé qu'après m'avoir dit : « Vous savez comme zé vous aime, » il dut sans
doute me trouver, selon l'usage, horriblement ingrat. Cette fois il ne
s'agissait plus de couleuvres, j'en conviens, mais d'un de ces venimeux aspics
dont les morsures sont si cruelles pour l'amour-propre. Il m'était échappé.
Je crois devoir dire maintenant de quelle façon je fus attaché à la rédaction du
Journal des Débats. J'avais depuis mon retour d'Italie, publié d'assez nombreux
articles dans la Revue européenne, dans l'Europe littéraire, dans
le Monde
dramatique (recueils dont l'existence a été de courte durée), dans la Gazette
musicale, dans le Correspondant et dans quelques autres feuilles aujourd'hui
oubliées. Mais ces divers travaux de peu d'étendue, de peu d'importance, me
rapportaient aussi fort peu, et l'état de gêne dans lequel je vivais n'en était
que bien faiblement amélioré.
Un jour, ne sachant à quel saint me vouer, j'écrivis pour gagner quelques francs
un sorte de nouvelle intitulée Rubini à Calais, qui parut dans la Gazette
musicale. J'étais profondément triste en l'écrivant, mais la nouvelle n'en fut
pas moins d'une gaieté folle; ce contraste, on le sait, se produit fréquemment.
Quelques jours après sa publication, le Journal des Débats la reproduisit, en la
faisant précéder de quelques lignes du rédacteur en chef, pleines de
bienveillance pour l'auteur. J'allai aussitôt remercier M. Bertin, qui me
proposa de rédiger le feuilleton musical du Journal des Débats. Ce trône de
critique tant envié était devenu vacant par la retraite de Castil-Blaze. Je ne
l'occupai pas d'abord tout entier. J'eus seulement à faire pendant quelque temps
la critique des concerts et des compositions nouvelles. Plus tard quand celle
des théâtres lyriques me fut dévolue, le Théâtre-Italien resta sous la
protection de M. Delécluse où il est encore aujourd'hui, et J. Janin conserva
ses droits du seigneur sur les ballets de l'Opéra. J'abandonnai alors mon
feuilleton du Correspondant, et bornai mes travaux de critique à ceux que le
Journal des Débats et la Gazette musicale voulaient bien accueillir. J'ai même à
peu près renoncé aujourd'hui à ma part de rédaction dans ce recueil
hebdomadaire, malgré les conditions avantageuses qui m'y ont été faites, et je
n'écris dans le Journal des Débats que si le mouvement de notre monde musical
m'y oblige absolument1.
Telle est mon aversion pour tout travail de cette nature. Je ne puis entendre
annoncer une première représentation à l'un de nos théâtres lyriques sans
éprouver un malaise qui augmente jusqu'à ce que mon feuilleton soit terminé.
Cette tâche toujours renaissante empoisonne ma vie. Et cependant, indépendamment
des ressources pécuniaires qu'elle me donne et dont je ne puis me passer, je me
vois presque dans l'impossibilité de l'abandonner, sous peine de rester désarmé
en présence des haines furieuses et presque innombrables qu'elle m'a suscitées.
Car la presse, sous un certain rapport, est plus précieuse que la lance
d'Achille; non-seulement elle guérit parfois les blessures qu'elle a faites,
mais encore elle sert de bouclier à celui qui s'en sert. Pourtant à quels
misérables ménagements ne suis-je pas contraint!... que de circonlocutions pour
éviter l'expression de la vérité! que de concessions faites aux relations
sociales et même à l'opinion publique! que de rage contenue! que de honte bue!
Et l'on me trouve emporté, méchant, méprisant! Hé! malotrus qui me traitez
ainsi, si je disais le fond de ma pensée, vous verriez que le lit d'orties sur
lequel vous prétendez être étendus par moi, n'est qu'un lit de roses, en
comparaison du gril où je vous rôtirais!...
Je dois au moins me rendre la justice de dire que jamais, pour quelque
considération que ce soit, il ne m'est arrivé de refuser l'expression la plus
libre de l'estime, de l'admiration ou de l'enthousiasme aux œuvres et aux hommes
qui m'inspiraient l'un ou l'autre de ces sentiments. J'ai loué avec chaleur des
gens qui m'avaient fait beaucoup de mal et avec lesquels j'avais cessé toute
relation. La seule compensation même que m'offre la presse pour tant de
tourments, c'est la portée qu'elle donne à mes élans de cœur, vers le grand, le
vrai et le beau, où qu'ils se trouvent. Il me parait doux de louer un ennemi de
mérite; c'est d'ailleurs un devoir d'honnête homme qu'on est fier de remplir;
tandis que chaque mot mensonger, écrit en faveur d'un ami sans talent, me cause
des douleurs navrantes. Dans les deux cas, néanmoins, tous les critiques le
savent, l'homme qui vous hait, furieux
du mérite que vous paraissez acquérir en lui rendant ainsi publiquement et
chaleureusement justice, vous en exècre davantage, et l'homme qui vous aime,
toujours peu satisfait des pénibles éloges que vous lui accordez, vous en aime
moins.
1. On m'y donne cent francs par feuilleton, à peu près
quatorze cents francs par an.
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