Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XXXIV. Drame. — Je quitte Rome. — De Florence à Nice. — Je reviens à Rome. — Il n'y a personne de mort. (4/4) > XXXIV. Drame. — Je quitte Rome. — De Florence à Nice. — Je reviens à Rome. — Il n'y a personne de mort. (4/4) J'arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu. J'attendis
quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse amicale, bienveillante,
paternelle, dont je fus profondément touché. Ce grand artiste, sans connaître le
sujet de mon trouble, me donnait des conseils qui s'y appliquaient on ne peut
mieux; il m'indiquait le travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes
souverains contre les tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté
sur la liste des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon
équipée et que je pouvais revenir à Rome ou l'on me recevrait à bras ouverts.
« — Allons, ils sont sauvés, dis-je en soupirant profondément. Et si je vivais,
maintenant ! Si je vivais tranquillement, heureusement, musicalement ? Oh ! la
plaisante affaire!... Essayons. »
Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons : voila la
vie et la joie qui accourent à tire d'aile, et la musique qui m'embrasse, et
l'avenir qui me sourit; et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois
d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur les bruyères des montagnes de
Villefranche, à voir, du haut de ce radieux observatoire les navires venir,
passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris
l'ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. Convalescence.
C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. O
Nizza!
Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible bonheur et
m'obliger à y mettre terme.
J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec
deux officiers de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux une partie de billard;
cela suffit pour inspirer au chef de la police des soupçons graves sur mon
compte.
« — Évidemment, ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour assister
aux représentations de Matilde di Sabran (le seul ouvrage qu'on y entendît
alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des journées entières dans les
rochers de Villefranche... il attend un signal de quelque vaisseau
révolutionnaire... il ne dîne pas à table d'hôte... pour éviter les insidieuses
conversations des agents secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les
chefs de nos régiments... il va entamer avec eux les négociations dont il est
chargé au nom de la jeune Italie; cela est clair, la conspiration est flagrante! »
O grand homme! politique profond, tu es délirant, va!
Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.
— Que faites-vous ici, monsieur?
— Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie Dieu
d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.
— Vous n'êtes pas peintre ?
— Non, monsieur.
— Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup;
seriez-vous occupé à lever des plans ?
—Oui je lève le plan d'une ouverture du Roi Lear, c'est-à-dire, j'ai levé
ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont terminés; je crois même que
l'entrée en sera formidable!
— Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?
— Hélas ! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.
— D'Angleterre!
— Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux
filles scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus
rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois...
— Ne parlons pas du roi!... Vous entendez par ce mot instrumentation?...
— C'est un terme de musique.
— Toujours ce prétexte! Je sais très bien, monsieur, qu'on ne compose pas ainsi
de la musique sans piano, seulement avec un album et un crayon, en marchant
silencieusement sur les grèves ! Ainsi donc, veuillez me dire où vous comptez
aller, on va vous rendre votre passe-port; vous ne pouvez rester à Nice plus
longtemps.
— Alors, je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec votre
permission.
Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain, fort contre mon gré, il est vrai,
mais le cœur léger et plein d'allegria, et bien vivant et bien guéri. Et
c'est ainsi qu'une fois encore on a vu des pistolets chargés qui ne sont pas
partis.
C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et c'est
vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée.
|