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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - XXXIV. Drame. — Je quitte Rome. — De Florence à Nice. — Je reviens à Rome. — Il n'y a personne de mort. (3/4) > XXXIV. Drame. — Je quitte Rome. — De Florence à Nice. — Je reviens à Rome. — Il n'y a personne de mort. (3/4) Elle tient parole, je suis reparé. Mais pendant que je courais ainsi les
grisettes, ne voila-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur l'inspection de
mon passe-port, de me prendre pour un émissaire de la révolution de Juillet,
pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de
viser ledit passe-port pour Turin, et de m'enjoindre de passer par Nice!
« — Eh ! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai par
l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe !... »
Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait
dans tous les Français que des missionnaires de la révolution, ou de moi, qui me
croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme,
comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front le projet
qui m'y ramenait; ou, comme si, en me cachant vingt-quatre heures dans un hôtel,
je n'eusse pas dû trouver cinquante marchandes de modes pour une, capables de me
fagoter à merveille ?
Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent que le monde entier est
préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent une bonne foi
vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.
Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec beaucoup
de soin dans ma tête, la petite comédie que j'allais jouer en arrivant à Paris.
Je me présentais chez mes amis, sur les neuf heures du soir, au moment où la
famille était réunie et prête à prendre le thé : je me faisais annoncer comme la
femme de chambre de madame la comtesse M... chargée d'un message important et
pressé; on m'introduisait au salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on
s'occupait à la lire, tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais
la tête au numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro
trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais mon
troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et d'instruments
eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument
irrésistible, et si le pistolet venait à rater (cela c'est vu) je me hâtais
d'avoir recours à mes petits flacons. Oh ! la jolie scène! C'est vraiment
dommage qu'elle ait été supprimée!
Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant : « Oui,
cela sera un moment bien agréable! Mais la nécessité de me tuer ensuite, est
assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l'art; ne laisser d'autre
réputation que celle d'un brutal qui ne savait pas vivre; n'avoir pas terminé ma
première symphonie; avoir en tête d'autres partitions... plus grandes... Ah!...
c'est... » Et revenant à mon idée sanglante : « Non, non, non, non, non, il faut
qu'ils meurent tous, il le faut et cela sera! cela sera !... » Et les chevaux
trottaient, m'emportant vers la France. La nuit vint, nous suivions la route de
la Corniche, taillée dans le rocher à plus de cent toises au-dessus de la mer,
qui baigne en cet endroit le pied des Alpes. — L'amour de la vie et l'amour de
l'art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et je
les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, quand, tout
d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre le sabot aux roues
de la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les sourds râlements
de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho
terrible et fît éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante
que toutes celles qui l'avaient précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant
de mes
deux mains sur la banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif
comme pour m'élancer en avant, en poussant un Ha! si rauque, si sauvage, que le
malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour compagnon
de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la vraie croix.
Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y avait lutte
entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis ce raisonnement qui
ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le lieu ; « Si je profitais du
bon moment ( le bon moment était celui où la vie venait coqueter avec moi ;
j'allais me rendre, on le voit,) si je profitais, dis-je, du bon moment pour me
cramponner de quelque façon et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux
résister au retour du mauvais ; peut-être viendrais-je à bout de prendre une
résolution... vitale; voyons donc. » Nous traversions à cette heure un petit
village sarde1, sur une plage au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On
s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps d'écrire une
lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de papier, et j'écris
au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, de vouloir bien me
conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne m'en avait pas rayé ; que je
n'avais pas encore enfreint le règlement, et que
je m'engageais sur l'honneur à
ne pas passer la frontière d'Italie, jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à
Nice, où j'allais l'attendre.
Ainsi lié par ma parole et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon projet de
Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me trouvais sans feu, ni
lieu, ni sou ni maille, je remontai plus tranquillement en voiture; je
m'aperçus même tout à coup que... j'avais faim,
n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature! décidément j'étais
repris.
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