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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (5/8) > LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (5/8) « — De quel instrument jouez-vous ? me dit-il tout
d’abord.
— Je ne joue d’aucun instrument.
— En ce cas, comment vous y prenez-vous pour donner un concert ?
— Je fais exécuter mes compositions et je dirige l’orchestre.
— Ah! ah! voilà qui est original; je n’ai jamais entendu parler de concerts
semblables. Je vous prêterai volontiers notre grande salle; mais, comme vous le
savez sans doute, tout artiste à qui nous permettons d’en disposer doit, en
retour, s’y faire entendre, après son concert, à l’une des réunions privées de
la noblesse.
— L’assemblée a donc un orchestre qu’elle mettra à mes ordres pour exécuter
ma musique ?
— Point du tout.
— Pourtant, comment la faire entendre ? On n’exige pas sans doute que je
dépense trois mille francs pour payer les musiciens nécessaires à l’exécution
d’une de mes symphonies dans le concert privé de l’assemblée ? Ce serait un
loyer de salle bien cher.
— Alors je suis fâché, monsieur, de vous refuser; je ne puis faire
autrement. »
Et me voilà obligé de m’en retourner avec cette étrange
réponse, et la perspective d’avoir fait un long voyage que l’obstacle le plus
singulier et le plus imprévu allait rendre inutile. Un artiste français, M.
Marcou, établi à Moscou depuis longtemps, se prit à rire au récit que je lui fis
de ma déconvenue; mais comme il connaissait le grand maréchal, il me proposa de
m’accompagner chez lui et de tenter avec moi un nouvel assaut le lendemain.
Seconde visite, second refus; inutiles explications données par mon compatriote;
le grand maréchal secoue sa tête blanche et reste inexorable. Pourtant,
craignant de ne pas parler assez bien le français, et dans le cas où il aurait
mal compris quelque terme de ma proposition, il va chercher sa femme. Madame la
maréchale, dont l’âge est presque aussi respectable que celui de son mari, mais
dont les traits expriment moins de bienveillance, arrive, me regarde, m’écoute,
et coupe court à la discussion en me disant en français très-rapide, très-clair
et très-net :
— « Nous ne pouvons ni ne voulons contrevenir aux
règlements de l’assemblée. Si nous vous prêtons la salle, vous jouerez un solo
instrumental à notre prochaine réunion. Si vous ne voulez pas le jouer, on ne
vous la prêtera pas.
— Mon Dieu, madame la maréchale, j’ai possédé
autrefois un
assez joli talent sur le flageolet, sur la flûte et sur la guitare; choisissez
celui de ces trois instruments sur lequel j’aurai à me faire entendre. Mais,
comme il y a près de vingt-cinq ans que je n’ai touché ni l’un, ni les autres,
je dois vous prévenir que j’en jouerai fort mal. Et, tenez, si vous vouliez vous
contenter d’un solo de tambour, je m’en tirerais mieux très-probablement. »
Heureusement, un officier supérieur étant entré dans le
salon, pendant cette scène; bientôt mis au fait de la difficulté, il me prit à
part et me dit :
« — N’insistez pas, monsieur Berlioz, la discussion
deviendrait un peu désagréable pour notre digne maréchal. Veuillez m’envoyer
demain votre demande par écrit et tout s’arrangera, j’en fais mon affaire. »
Je suivis ce conseil, et, grâce à l’obligeant colonel,
on fit pour cette fois seulement une infraction au règlement; mon concert
put avoir lieu, et je ne fus obligé de jouer à la réunion des nobles ni de la
flûte, ni du tambour. Ils l’ont parbleu échappé belle, car plutôt que de
repasser la Volga sans donner mon concert, j’étais décidé à jouer du galoubet
s’il l’eût fallu. Il ne résulta pas moins pour moi du singulier règlement du
club de la noblesse moscovite, règlement dont je n’avais malheureusement pas
entendu parler à Saint-Pétersbourg, une perte d’argent assez importante; car,
après ce concert, annoncé comme le seul que je me proposais de donner, un
grand nombre d’amateurs sautèrent sur l’estrade de l’orchestre en criant :
« Encore un! Encore un! vous ne pouvez pas partir ainsi! » Or, si j’en eusse
donné un second, il m’eût rapporté peut-être plus que le précédent. Mais je
n’avais point de salle; en m’accordant celle de l’assemblée des nobles la clause
était formelle, on n’avait fait exception aux usages que pour une fois, en
faveur de mon ignorance du règlement, et à condition que je n’y reviendrais pas!
Aussi, un compositeur!... un homme qui ne joue de rien!... un bon-à-rien!... Et
pourtant, dans d’autres parties de la société, dans la classe moyenne surtout,
que d’individus plus ou moins mal doués, dont cette carrière ardue, presque
impraticable, est le rêve le plus cher!
Si la persistance de la vocation musicale dans certaines
familles d’artistes s’explique tout naturellement par l’influence de l’éducation
et de l’exemple, par les facilités que trouvent les enfants à parcourir une
route déjà tracée par leurs parents, et même par des dispositions naturelles,
qui se transmettent aussi quelquefois, comme les traits du visage, de génération
en génération, on ne sait, en revanche, comment expliquer les singulières
fantaisies qui tombent de la lune dans la tête d’une foule de jeunes gens.
Sans parler de ces amateurs qui s’obstinent à prendre, à
un prix exorbitant, des leçons inutiles, pour vaincre une organisation
barbare sur laquelle la patience et le talent des plus savants maîtres ne
peuvent rien; ni de ces songe-creux persuadés que l’on peut apprendre la musique
par le raisonnement seul, comme on apprend les mathématiques; sans tenir compte
non plus de ces dignes pères qui ont l’idée de faire leur fils colonel ou
grand compositeur, on rencontre de bien tristes exemples de
mélomanie chez des êtres que tout semblait devoir garantir des atteintes de
cette maladie mentale.
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