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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (4/8) > LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (4/8) Après le chœur des Sylphes, l’émotion du public fut
vraiment portée à l’extrême; on ne s’attendait pas à ce genre de musique fine,
aérienne, et si douce qu’il faut prêter l’oreille pour l’entendre. Ce fut, je
l’avoue, un instant enivrant pour moi. J’étais un peu inquiet au sujet de ma
bande militaire, ne la voyant pas arriver pour l’apothéose qui terminait
le concert.
Je craignais qu’en entrant à l’orchestre au milieu d’un
morceau elle ne produisît quelque tumulte capable d’en compromettre l’effet.
J’avais compté sans la discipline... en me retournant après le scherzo de la
Fée Mab qui, certes, a besoin d’un profond silence pour être entendu,
j’aperçus, rangés debout, leur instrument à la main, mes soixante musiciens à
leur poste. Ils s’étaient introduits et placés sans que personne les eût
remarqués. À la bonne heure!...
Enfin le concert terminé, les embrassades essuyées, une
bouteille de bière bue, je m’avisai de demander le résultat financier de
l’expérience : Dix-huit mille francs. Le concert en coûtait six mille, il
me restait douze mille francs de bénéfice net.
J’étais sauvé!
Je me tournai alors machinalement vers le sud-ouest, et
ne pus m’empêcher, en regardant du côté de la France, de murmurer ces mots :
« Ah! chers Parisiens! »
Dix jours après, je donnai un second concert avec les
mêmes résultats; j’étais riche. Puis je partis pour Moscou, où m’attendaient des
difficultés matérielles assez étranges, des musiciens du troisième ordre, des
choristes fabuleux, mais un public d’une ardeur et d’une impressionnabilité au
moins égales à la chaleur du public de Saint-Pétersbourg, et en somme un
bénéfice de huit mille francs. Je me tournai encore vers le sud-ouest après ce
concert, je pensai encore à mes compatriotes blasés et indifférents, et je dis
une seconde fois : « Ah! chers Parisiens! » Heureusement ce ne fut pas la
dernière. À Londres depuis lors, j’ai pu souvent aussi me tourner vers le
sud-est...
Aux yeux de beaucoup de gens, un musicien est un homme
qui joue de quelque instrument. Il ne leur est jamais venu en tête qu’il y eût
des musiciens compositeurs, et surtout des compositeurs donnant des concerts
pour faire connaître leurs œuvres. Ces gens-là pensent, sans doute, que la
musique se trouve chez les éditeurs comme les brioches chez les pâtissiers, et
qu’on a seulement la peine de la faire confectionner par des manœuvres dont
c’est l’état. Cette opinion, tout excentrique qu’elle soit, est fondée dans
beaucoup de cas, j’en conviens; elle manque néanmoins parfois de justesse et de
justice. Mais rien n’est bouffon comme l’étonnement de certaines personnes quand
on leur parle d’un compositeur.
J’ai été presque insulté un jour à Breslau par un bon
père de famille qui voulait absolument me contraindre à donner à son fils des
leçons de violon. J’avais beau protester que ce serait le plus grand des hasards
si je savais jouer de cet instrument, n’ayant jamais touché un archet de ma vie,
il prenait pour fausse monnaie toutes mes paroles et n’y voulait voir qu’une
sorte de grossière mystification :
— « Monsieur, vous croyez parler au célèbre violoniste
de Bériot, dont le nom en effet ressemble beaucoup au mien.
— Monsieur, je viens de lire votre affiche, vous donnez un concert dans la
salle de l’Université après-demain, ainsi...
— Oui, monsieur, je donne un concert, mais je n’y joue pas du violon.
— Qu’y faites-vous donc ?
— J’y fais jouer du violon, je dirige l’orchestre; enfin allez-y,
vous le verrez. »
Mon homme garda sa colère jusqu’au lendemain, et ce ne
fut qu’en sortant du concert et à force de réflexions qu’il put se rendre compte
de la manière dont un musicien pouvait se produire en public sans figurer
lui-même comme exécutant.
À Moscou, une méprise du même genre fut sur le point
d’avoir pour moi de graves conséquences. La salle de l’assemblée de la noblesse
pouvait seule convenir pour donner mon concert. Voulant en obtenir la
disposition, je me fais conduire chez le grand maréchal du palais de
l’assemblée, respectable vieillard de quatre-vingts ans, et lui expose l’objet
de ma visite.
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