Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (3/8) > LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (3/8) Enfin un dimanche soir, quinze jours après mon
départ de Paris, et tout ratatiné par le froid, j’arrivai dans cette fière
capitale du Nord qu’on nomme Saint-Pétersbourg. D’après ce qu’on m’avait dit en
France des rigueurs de la police impériale, je m’attendais à voir mes ballots de
musique confisqués pour une semaine au moins; ils avaient à peine été ouverts à
la frontière. Loin de là, on ne me demanda pas même au bureau de police ce
qu’ils contenaient, et je pus immédiatement les emporter à l’hôtel avec moi. Ce
fut, je l’avoue, une agréable surprise.
Je n’étais pas installé depuis une heure dans une
chambre chaude, quand un très-aimable et savant amateur de musique, M. de Lenz
(voyez dans les
Soirées de
l’orchestre l’analyse que j’ai faite de son livre sur Beethoven), qui
m’avait, quelques années auparavant, rencontré à Paris, vint me souhaiter la
bienvenue.
« — Je sors de chez le comte Michel Wielhorski, me
dit-il, où nous avons appris tout à l’heure votre arrivée. Il y a une grande
soirée chez lui, toutes les autorités musicales de Saint-Pétersbourg s’y
trouvent réunies, et le comte m’envoie vous dire qu’il sera charmé de vous
recevoir.
— Mais comment peut-on savoir déjà que je suis ici ?
— Enfin... on le sait... Venez, venez. »
Je pris seulement le temps de me dégeler la figure, de
me raser et de m’habiller, et je suivis mon obligeant introducteur chez le comte
Wielhorski.
Je devrais dire les comtes, car ils sont deux frères,
aussi intelligents et aussi chaleureux amis de la musique l’un que l’autre et
qui habitent ensemble. Leur maison est à Saint-Pétersbourg un petit ministère
des beaux-arts, grâce à l’autorité que donne aux comtes Wielhorski leur goût si
justement célèbre, à l’influence qu’ils exercent par leur grande fortune et
leurs nombreuses relations, grâce enfin à la position officielle qu’ils occupent
à la cour auprès de l’Empereur et de l’Impératrice.
Leur accueil fut d’une charmante cordialité; je fus en
quelques heures présenté par eux aux principaux personnages, aux virtuoses, aux
gens de lettres qui se trouvaient dans leur salon. Je fis là tout de suite
connaissance avec cet excellent Henri Romberg, alors chargé des fonctions de
chef d’orchestre au théâtre italien, et qui, avec une obligeance incomparable,
s’établit dès ce moment mon guide musical à Saint-Pétersbourg et le régisseur du
personnel de mes exécutants. Le jour de mon premier concert ayant été fixé ce
soir même, par le général Guédéonoff, intendant des théâtres impériaux, la salle
de l’assemblée des nobles étant choisie, le prix des places débattus et fixé à
trois roubles d’argent (12 francs), je me trouvai ainsi, quatre heures à peine
après mon arrivée, in medias res. Romberg vint me prendre le lendemain,
et je commençai à courir la ville avec lui, à visiter et à engager les artistes
principaux dont le concours m’était nécessaire. Mon orchestre fut bientôt formé.
Avec l’aide du général Lwoff, aide de camp de l’Empereur, directeur de la
chapelle impériale, compositeur et virtuose du plus rare mérite, qui m’a donné
tout d’abord des preuves de la plus franche confraternité musicale, nous vînmes
aussi promptement à bout de réunir un chœur considérable et bien composé. Il ne
me manquait plus que deux chanteurs solistes, une basse et un ténor, pour les
deux premières parties de Faust, que j’avais placées dans le programme.
Versing, basse du théâtre allemand, se chargea du rôle de Méphistophélès, et
Ricciardi, ténor italien que j’avais autrefois connu à Paris, accepta celui de
Faust; seulement, il dut chanter en français pendant que Méphistophélès chantait
en allemand. Mais le public russe, à qui ces deux langues sont également
familières, accepta très-bien cette bizarrerie. Pour les choristes qui
chantaient en langue allemande, il fallut recopier toutes les paroles en
caractères russes, les seuls qui leur fussent connus. En outre dès la première
répétition, Romberg me déclara que la traduction allemande de mon Faust,
que j’avais fait faire à grands frais à Paris, était détestable et prosodiée de
telle sorte qu’il n’y avait pas moyen de la chanter. Il se hâta, pour ne
pas retarder mon premier concert, de corriger les plus grosses bévues de ce
mauvais texte; mais je dus me résoudre, quelques semaines après, à chercher un
nouveau traducteur, et j’eus le bonheur de trouver M. Minzlaff, qui, en sa
qualité d’homme d’esprit musicien, s’acquitta parfaitement de sa tâche, et me
tira d’embarras. Ce fut une belle soirée que celle de mon premier concert dans
la salle de l’assemblée de la noblesse. L’orchestre et le chœur étaient
nombreux et bien exercés, j’avais en outre une bande militaire que le général
Lwoff m’avait procurée en faisant un choix parmi les musiciens de la garde
impériale. Romberg et Maurer, c’est-à-dire les deux maîtres de chapelle de
Saint-Pétersbourg, s’étaient même chargés de la partie des petites cymbales
antiques dans le scherzo de la Fée Mab. Il y avait parmi tous mes
artistes un entrain joyeux, une animation, un zèle, qui me faisaient bien
augurer de l’exécution, et j’avais, en outre, retrouvé au milieu d’eux un
compatriote, l’habile violoncelliste Tajan-Rogé, artiste véritable et
chaleureux, qui me secondait de toute son âme. Mon programme, composé de
l’ouverture du Carnaval romain, des deux premiers actes de Faust,
du scherzo de la Fée Mab et de l’apothéose de ma Symphonie funèbre et
triomphale fut, en effet, très-bien exécuté. L’enthousiasme du public
nombreux et éblouissant qui remplissait cette immense salle, dépassa tout ce que
j’avais pu rêver en ce genre, pour Faust surtout. Il y eut des
applaudissements, des rappels, des cris de bis à me donner le vertige. Après la
première partie de Faust, l’Impératrice, qui assistait au concert,
m’envoya chercher par le comte Michel Wielhorski, et il fallut comparaître
devant Sa Majesté dans l’état peu convenable où je me trouvais, rouge, suant,
haletant, ma cravate déformée, enfin, en tenue de bataille musicale.
L’Impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes ses fils,
me parla de son frère le roi de Prusse, de l’intérêt qu’il me portait et dont
ses lettres faisaient foi, accorda de grands éloges à ma musique, en s’étonnant
de l’exécution exceptionnelle que j’avais obtenue. Après un quart d’heure de
conversation :
« — Je vous rends à votre auditoire, me dit-elle, il est
tellement exalté que vous ne devez pas trop lui faire attendre la seconde partie
du concert. »
Et je sortis du salon plein de reconnaissance pour
toutes ces gracieusetés impériales.
|