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Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (2/8) > LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (2/8)

Ce rare écrivain, cet incomparable anatomiste du cœur de la société française de notre époque, fut, on le pense bien, pour M. Nernst et pour moi un sujet fécond de conversation. M. Nernst me donna sur de Balzac, sur ses espérances de mariage et sur ses affections en Gallicie, des détails qui m’intéressèrent vivement. Il est, au reste, du petit nombre d’étrangers à qui il est permis d’admirer de Balzac avec passion, car il sait le français au point de pouvoir comprendre sa prose. Je me souviens qu’à mon retour en France, comme je racontais dans ma famille cet épisode de mon voyage, à l’exclamation de rien que ça! échappée à M. Nernst en m’entendant nommer, mon père partit d’un éclat de rire. Il était pourtant alors déjà bien affaibli, bien souffrant et bien triste. Mais l’orgueil naïf, que lui causait, en dépit de toute sa philosophie, cette preuve originale de la célébrité de son fils, se décelait ainsi presque malgré lui.

« — Rien que ça! répétait-il, en redoublant de rires. C’est à Tilsitt, dis-tu ? 
— Oui, sur le bord du Niémen, à l’extrême frontière de la Prusse. 
— Rien que ça! » 

Et ses rires recommençaient.

Après quelques heures de repos ainsi employées à Tilsitt, muni des instructions de M. Nernst et réchauffé par quelques verres d’un excellent curaçao qu’il ne se lassait pas de m’offrir, j’entrepris la partie la plus pénible du voyage. Une voiture de poste me conduisit jusque sur la frontière russe, à Taurogen; là il fallut m’enfermer dans un traîneau de fer que je ne devais plus quitter jusqu’à Saint-Pétersbourg, et où j’allais éprouver pendant quatre rudes journées et autant d’effroyables nuits des tourments dont je ne soupçonnais pas l’existence.

En effet, dans cette boîte métallique hermétiquement fermée, où la poussière de neige parvient à s’introduire néanmoins et vous blanchit la figure, on est presque sans cesse secoué avec violence, comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu’on nettoie. De là force contusions à la tête et aux membres, causées par les chocs qu’on reçoit à chaque instant des parois du traîneau. De plus on y est pris d’envies de vomir et d’un malaise que je crois pouvoir appeler le mal de neige à cause de sa ressemblance avec le mal de mer.

On croit généralement dans nos climats tempérés que les traîneaux russes, emportés par de rapides chevaux, glissent sur la neige comme ils feraient sur la glace d’un lac; on se fait en conséquence une idée charmante de cette manière de voyager. Or, voici la vérité là-dessus : quand on a le bonheur de rencontrer un terrain uni, couvert d’une neige vierge ou battue partout également, le traîneau court en effet d’une façon rapide et parfaitement horizontale. Mais on ne trouve pas deux lieues sur cent de chemin pareil. Tout le reste, bouleversé, creusé de petites vallées transversales par les chariots des paysans qui, à cette époque dite du traînage, traînent des masses considérables de bois, ressemble à une mer en tourmente dont les flots auraient été solidifiés par le froid. Les intervalles qui séparent ces vagues de neige forment de véritables fossés profonds, où le traîneau, hissé d’abord avec effort jusqu’au sommet de la vague, retombe brusquement, avec une rudesse et un fracas capables de vous décrocher le cerveau; surtout pendant la nuit, quand, cédant un instant au sommeil, on n’est plus préparé à recevoir ces horribles secousses. Si les ondes sont plus égales et moins élevées le traîneau peut alors les suivre d’une façon régulière, montant et descendant comme un canot sur les flots de la mer. De là les maux de cœur et même les vomissements dont j’ai parlé. Je ne dis rien du froid qui, vers le milieu de la nuit, malgré les sacs de fourrures, les manteaux, les pelisses dont on est couvert et le foin qui remplit le traîneau, devient peu à peu intolérable. On se sent alors tout le corps piqué comme par un million d’aiguilles et, quoi qu’on en ait, on tremble de peur de mourir gelé presque autant que de froid.

Quand le brillant soleil de certains jours me permettait d’embrasser d’un coup d’œil ce morne et éblouissant désert, je ne pouvais m’empêcher de songer à la trop fameuse retraite de notre pauvre armée disloquée et saignante; je croyais voir nos malheureux soldats sans habits, sans chaussures, sans pain, sans eau-de-vie, sans forces morales ni physiques, blessés pour la plupart, se traînant le jour comme des spectres, étendus la nuit sans abri, comme des cadavres, sur cette neige atroce, par un froid plus terrible encore que celui qui m’épouvantait. Et je me demandais comment un seul d’entre eux a pu résister à de telles souffrances et sortir vivant de cet enfer glacé... Il faut que l’homme soit prodigieusement dur à mourir.

Puis, je riais de la stupidité des corbeaux affamés qui suivaient mon traîneau d’une aile engourdie, se posaient de temps en temps sur la route pour se gorger de crottin de cheval, se couchaient ensuite sur le ventre, réchauffant ainsi tant bien que mal leurs pattes à demi gelées; quand, sans efforts et en quelques heures d’un vol dirigé vers le sud, ils eussent trouvé doux climat, champs fertiles et pâture abondante. Aux vrais cœurs de corbeaux la patrie est donc chère ? Si toutefois, comme le disaient nos soldats, on peut appeler cela une patrie.

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