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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (1/8) > LV. VOYAGE EN RUSSIE. Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. — Stupidité des corbeaux. — Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. — L’Impératrice. — Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal. — Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin. (1/8) LV
VOYAGE EN RUSSIE
Le courrier prussien. — M. Nernst. — Les traîneaux. — La neige. —
Stupidité des corbeaux. —
Les comtes Wielhorski. — Le général Lwoff. — Mon premier concert. —
L’Impératrice. —
Je fais fortune. — Voyage à Moscou. — Obstacle grotesque. — Le grand Maréchal.
—
Les jeunes mélomanes. — Les canons du Kremlin.
Pour pouvoir donner sans obstacle des concerts tels que
les miens à Saînt-Pétersbourg, il faut choisir l’époque du grand carême, pendant
laquelle les théâtres sont fermés et qui embrasse tout le mois de mars. Je
partis donc de Paris, le 14 février 1847. Le sol y était couvert de six pouces
de neige, et jusqu’à Saint-Pétersbourg où j’arrivai quinze jours après, je ne la
perdis pas un seul instant de vue. Il en était même tombé une telle abondance en
Belgique, que le convoi du chemin de fer sur lequel je me trouvais fut obligé de
rester plusieurs heures à Tirlemont pendant que des ouvriers déblayaient la
voie. On juge de ce que j’eus à souffrir du froid la semaine suivante quand je
fus parvenu de l’autre côté du Niémen.
Je ne m’arrêtai que quelques heures à Berlin où je
sollicitai du roi
de Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur l’Impératrice de Russie,
lettre qu’avec sa bonté ordinaire, le roi m’envoya immédiatement.
J’eus le malheur, en allant en poste de Berlin à
Tilsitt, d’avoir un courrier mélomane, qui me tourmenta beaucoup pendant tout le
temps que je passai dans sa voiture à côté de lui. Cet homme n’eut pas plus tôt
vu mon nom sur sa feuille de route, qu’il conçut le projet de m’exploiter chemin
faisant, voici comment. Il avait la fureur de composer des polkas et des valses
pour le piano. Il s’arrêtait en conséquence, et quelquefois fort longuement, aux
stations de la poste, ou, pendant qu’on le croyait occupé à régler ses comptes
avec le directeur, il employait son temps à régler du papier de musique sur
lequel il écrivait la mélodie dansante qu’il avait sifflotée entre ses dents
pendant les trois dernières heures. Après quoi, remontant en voiture, il
daignait donner l’ordre du départ, et me présentait aussitôt sa polka ou sa
valse avec un crayon pour que j’en écrivisse la basse et l’harmonie. Puis cette
basse écrite, c’étaient des commentaires sans fin, des pourquoi, des comment,
des étonnements et des ravissements qui m’avaient fort diverti la première fois,
mais qui, à la seconde et à la troisième, me firent maudire de bon cœur le peu
de notions de mon brave courrier en musique et en langue française. Ce n’est pas
en France que j’eusse éprouvé un pareil accident! En arrivant à Tilsitt, je
demandai le maître de poste M. Nernst; je dirai tout à l’heure par quel hasard
je savais son nom et comptais sur son obligeance. On m’indique son cabinet,
j’entre, je vois un gros homme, coiffé d’une casquette de drap, dont la figure
sévère décelait pourtant de l’esprit et de la bonté. Il était assis sur un siège
élevé qu’il ne quitta point à mon entrée.
« — Monsieur Nernst ? dis-je en le saluant.
— C’est moi, monsieur, à qui ai-je l’honneur de parler ?
— À M. Hector Berlioz.
— Ah! rien que ça! » s’écrie-t-il en bondissant hors de son siège, et
retombant debout devant moi sa casquette à la main.
Et aussitôt le digne homme de m’accabler de politesses
et de prévenances de toute espèce, qui redoublèrent quand je lui eus appris de
quelle part je me présentais. « Ne manquez pas en passant à Tilsitt de demander
M. Nernst, le directeur de la poste, m’avait dit à Paris un de mes amis, c’est
un homme excellent, instruit d’ailleurs et lettré, et qui peut vous être fort
utile. » L’ami qui me faisait cette recommandation la veille de mon départ, au
coin d’une rue où je l’avais rencontré à onze heures du soir, était H. de
Balzac, qui, peu
de temps auparavant, avait fait lui-même le voyage de Russie. En apprenant que
j’allais à Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts : « Vous en reviendrez
avec cent cinquante mille francs, m’avait dit très-sérieusement de Balzac, je
connais le pays, vous ne pouvez pas en rapporter moins. » Ce grand esprit
avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire; fortunes qu’il eût
volontiers demandé à un banquier de lui escompter, tant il les croyait assurées.
Il ne rêvait que millions, et les innombrables déceptions qu’il a essuyées en ce
genre toute sa vie n’ont pu le désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à
une telle appréciation des résultats futurs de mon voyage, sans paraître douter
de sa justesse. On verra bientôt que si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de
Moscou produisirent plus que je n’avais espéré, je pus cependant
rapporter de Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits
par de Balzac.
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