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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (4/4) > A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (4/4) J’ai donné six concerts à Prague, soit au théâtre, soit
dans la salle de
Sophie. Au dernier, je me souviens d’avoir eu la joie de faire entendre pour
la première fois à Liszt ma symphonie de Roméo et Juliette. On
connaissait déjà à Prague plusieurs fragments de cet ouvrage, qui ne donna point
lieu à de violentes polémiques, peut-être parce qu’il en avait soulevé de
très-vives à Vienne; car le fait de la rivalité des deux villes en matière de
goût musical est incontestable. L’exécution vocale en fut excellente et
grandiose, un seul accident la dépara. La jeune personne chargée de la partie de
contralto solo, n’avait encore jamais chanté en public. Malgré son extrême
timidité, tout alla bien tant qu’elle se sentit soutenue par quelques autres
voix ou des instruments; mais arrivée au passage du prologue :
« Le jeune Roméo plaignant sa destinée »
solo véritable, sans aucun accompagnement, sa voix commença à
trembler et à baisser tellement, qu’à la fin de la période, où la harpe rentre
sur l’accord de mi naturel majeur, elle était arrivée dans une tonalité
inconnue, plus basse que mi d’un ton et un quart. Mlle
Claudius, placée à côté de mon pupitre, n’osait toucher les cordes de sa harpe.
Enfin, après un instant d’hésitation :
« — Dois-je donner l’accord de mi ? me
demanda-t-elle à voix basse.
— Sans doute, il faut bien que nous sortions de là. »
Et l’accord inexorable jaillit, frémissant et sifflant,
comme une cuillerée de plomb fondu versée dans de l’eau froide. La pauvre petite
cantatrice faillit se trouver mal en se sentant si brusquement ramenée sur la
bonne route et comme elle ne comprenait pas le français, je ne pouvais recourir
à mon éloquence pour la rassurer. Heureusement elle parvint à reprendre son
sang-froid avant les strophes : Premiers transports, qu’elle chanta avec
beaucoup d’âme et une justesse irréprochable. Strakaty rendit on ne peut mieux
le rôle du père Laurence, il y mit de l’onction et un véritable enthousiasme
dans le finale. Ce jour-là, après avoir fait recommencer plusieurs morceaux, le
public en demanda un autre que les musiciens me conjurèrent de ne pas répéter.
Mais les cris continuant, M. Mildner tira sa montre et l’élevant ostensiblement
devant lui, on comprit que l’heure avancée ne permettrait pas à l’orchestre de
rester jusqu’à la fin du concert, si le morceau redemandé était exécuté une
seconde fois : il y avait opéra le soir à sept heures. Cette savante pantomime
nous sauva. À la fin de la séance, comme je priais Liszt de me servir
d’interprète pour remercier ces excellents chanteurs qui, pendant trois
semaines, s’étaient livrés à une si scrupuleuse étude de mes chœurs, et les
avaient si vaillamment chantés, il fut abordé par plusieurs d’entre eux qui
venaient, au nom de leurs camarades, lui faire la proposition inverse. Et après
quelques mots échangés en allemand, Liszt se tournant vers moi me dit :
« — Ma commission n’est plus la même, ce sont ces
messieurs qui me prient de te remercier du plaisir que tu leur as fait en leur
confiant l’exécution de ton ouvrage, et de t’exprimer leur joie de te voir
content. »
Ce fut en effet une belle journée pour moi, j’en compte
peu de pareilles dans mes souvenirs.
À l’exemple du banquet auquel les artistes et les
amateurs de Vienne m’avaient offert le
bâton de mesure
en vermeil dont je vous ai parlé, il y eut ensuite un souper, où ceux de Prague
voulurent bien me faire présent d’une coupe en argent. La plupart des virtuoses,
critiques et amateurs de la ville s’y trouvaient; j’eus même le plaisir de voir
parmi ces derniers un compatriote, le spirituel et bienveillant prince du Rohan.
Liszt fut, à l’unanimité, désigné pour porter la parole à la place du président
à qui la langue française n’était pas assez familière. Au premier toast, il me
fit, au nom de l’assemblée, une allocution d’un quart d’heure au moins, avec une
chaleur d’âme, une abondance d’idées et un choix d’expressions qu’envieraient
bien des orateurs, et dont je fus vivement touché. Malheureusement s’il parla
bien il but de même; la perfide coupe inaugurée par les convives, versa de tels
flots de vin de Champagne que toute l’éloquence de Liszt y fit naufrage. Belloni1
et moi nous étions encore dans les rues de Prague à deux heures du matin,
occupés à le persuader d’attendre le jour pour se battre (il le voulait
absolument) au pistolet, à deux pas, avec un Bohême qui avait mieux bu
que lui. Le jour venu nous n’étions pas sans inquiétude pour Liszt dont le
concert avait lieu à midi. À onze heures et demie il dormait encore; on
l’éveille enfin, il monte en voiture, arrive à la salle de concerts, reçoit en
entrant une triple bordée d’applaudissements, et joue comme de sa vie, je crois,
il n’avait encore joué.
Il y a un Dieu pour les... pianistes.
Adieu, mon cher Ferrand, vous ne vous plaindrez pas, je
le crains, du laconisme de mes lettres. Je n’ai pourtant pas dit encore tout ce
que je sens d’affectueux regrets pour Prague et ses habitants; mais j’ai pour la
musique une passion sérieuse, vous le savez, et vous pouvez, d’après cela, juger
si j’aime les Bohêmes. O Praga! quando te aspiciam!
1. Homme d’affaires de Liszt.
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