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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (3/4) > A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (3/4) Au sujet des bandes militaires, voici ce que je pourrais
alléguer pour justifier mon silence : j’ai entendu, un jour de fête, et depuis
midi jusqu’à quatre heures, la musique du régiment alors en garnison à Prague,
jouer l’hymne composé par Haydn pour l’empereur d’Autriche. Ce chant, plein
d’une majesté touchante et patriarcale, est d’une telle simplicité que je n’ai
guère pu, en l’écoutant, apprécier le mérite des exécutants. Un orchestre qui ne
pourrait jouer d’une façon supportable un pareil morceau serait, à mon avis,
composé de musiciens qui ne savent pas la gamme. Seulement, ceux-ci jouaient
juste, chose extraordinairement rare, dans les bandes militaires surtout. En
outre, j’ignore si le régiment en question était natif de la Bohême ou d’une
autre partie de l’empire d’Autriche, et il serait par trop naïf à moi d’établir,
à propos de ces musiciens, une théorie que des gens mieux informés pourraient
ridiculiser avec ce peu de mots : « Les musiciens Bohêmes dont vous parlez sont
des Hongrois, des Autrichiens, ou des Milanais. »
Parmi les virtuoses et compositeurs de Prague qui
n’appartiennent ni au Théâtre, ni au Conservatoire, ni à l’Académie de chant, je
citerai
Dreyschock,
Pischek et le vénérable Tomaschek. J’ai eu déjà souvent l’occasion de parler
de deux premiers dont la réputation est européenne. Je les ai entendus l’un et
l’autre maintes fois à Vienne, à Pesth, à Francfort et ailleurs, mais jamais à
Prague. Ayant été, à ce qu’il paraît, mal accueillis de leurs compatriotes,
lorsqu’ils se font fait entendre d’eux pour la première fois, Dreyschock et
Pischek ont résolu de ne jamais à l’avenir exposer leur talent à l’appréciation
ou à la dépréciation des Bohêmes. Nul n’est prophète chez soi; cette vérité est
de tous les temps et de tous les pays. Néanmoins les Pragois commencent à prêter
l’oreille aux rumeurs admiratives qui, sous mille formes et de mille points de
l’horizon, leur répètent ces mots : « Dreyschock est un pianiste admirable!
Pischek est l’un des premiers chanteurs de l’Europe! » et ils soupçonnent qu’ils
pourraient bien avoir été injustes envers eux.
M. Tomaschek est un compositeur fort connu en Bohême et
même à Vienne, où ses œuvres sont bien appréciées. N’ayant pas les mêmes raisons
que Dreyschock et Pischek pour tenir rigueur aux habitants de Prague, il ne se
refuse jamais à leur faire entendre ses compositions quand l’occasion s’en
présente. J’ai assisté à un concert où sur trente-deux morceaux il y en avait
trente et un de M. Tomaschek. Dans ce nombre on me signala d’avance, et je
l’eusse bien remarquée sans cela, une nouvelle musique du Roi des Aulnes,
entièrement différente de celle de Schubert. Quelqu’un (il y a des gens qui
trouvent à redire à tout) comparant l’accompagnement de ce morceau à celui de
l’œuvre de Schubert qui reproduit si bien le galop furibond du cheval de la
ballade, prétendait que M. Tomaschek avait imité l’allure paisible d’un bidet de
curé; mais un critique plus intelligent et plus capable que son voisin de juger
de la philosophie des choses d’art, mit à néant cette ironie, et répondit avec
beaucoup de bon sens : « C’est précisément parce que Schubert a fait courir si
rudement ce malheureux cheval qu’il est devenu fourbu, et qu’on se voit forcé
maintenant de le mener au pas! » M. Tomaschek écrit depuis trente ans au moins;
le catalogue de ses productions doit en conséquence être formidable.
Il me reste à citer une aimable virtuose dont le talent
trop rare en Allemagne, m’a été personnellement d’un grand secours. Il s’agit de
Mlle Claudius, harpiste de première force, excellente musicienne et la meilleure
élève de
Parish-Alvars. Mlle Claudius possède en outre une voix remarquable et chante
souvent avec un brillant succès des solos à l’Académie de chant dont elle fait
partie.
Que vous dirai-je du public ?... On rapporte que
Louis XIV, voulant complimenter Boileau au sujet de ses vers sur le passage du
Rhin, lui dit : « Je vous louerais beaucoup si vous ne m’aviez pas tant loué. »
Je suis dans le même embarras que le grand roi; je ferais un bel éloge de la
sagacité, de la rapidité de conception et de la sensibilité du public de Prague,
s’il ne m’avait pas si bien traité. Je puis dire cependant, car c’est de
notoriété publique, que les Bohêmes sont, en général, les meilleurs musiciens de
l’Europe et que l’amour sincère et le vif sentiment de la musique sont répandus
chez eux dans toutes les classes de la société. Il est venu, non seulement des
gens du peuple de Prague, mais même des paysans, au concert que j’ai donné au
théâtre; la modicité des prix de certaines places les leur rendant accessibles;
et, par les exclamations d’une naïveté singulière qui leur échappaient au moment
des effets les plus inattendus, j’ai pu juger de l’intérêt que ces auditeurs
prenaient à mes tentatives musicales, et que leur mémoire bien meublée leur
permettait d’établir des comparaisons entre le connu et l’inconnu, l’ancien et
le nouveau, bon ou mauvais. Vous n’exigerez pas, mon cher ami, que je fasse ici
un exposé de mes opinions sur le public en général; un livre ne suffirait pas à
l’étude approfondie de cet être multiple, juste ou injuste, raisonnable ou
capricieux, naïf ou malicieux, enthousiaste ou moqueur, si facile à entraîner et
si rebelle parfois, qu’on nomme le public. Et un livre, d’ailleurs, fût-il
consacré tout entier à chercher la solution du problème, on ne serait pas plus
avancé, très-probablement, à la dernière page qu’à la première. Voltaire
lui-même y a perdu son ironie; et après avoir demandé combien il faut de sots
pour faire un public, il a fini sa carrière en se laissant couronner par ces
mêmes sots au Théâtre-Français, et par se trouver prodigieusement heureux de
leurs suffrages. Ainsi donc brisons là, et laissons le public être ce qu’il est,
une mer toujours plus ou moins agitée, mais dont les artistes doivent redouter
le calme plat mille fois plus que les tempêtes.
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