Accueil de la bibliothèque > Mémoires de Hector Berlioz
MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (2/4) > A M. Humbert Ferrand. Sixième lettre. Prague. (2/4) Il résulte de là, qu’indépendamment des connaissances
élémentaires qui s’acquièrent par l’étude et l’exercice, et des qualités de
sentiment, d’instinct, qu’on ne peut inculquer à personne, que la nature seule
donne, et qui font du chef d’orchestre le premier des interprètes du
compositeur ou son plus redoutable ennemi, selon qu’il est ou non pourvu
de ces rares qualités, il s’ensuit, dis-je, qu’il y a encore un talent
indispensable pour le conducteur-instructeur-organisateur, le talent de lire
la partition.
Celui qui se sert d’une partition réduite ou d’un
simple premier violon, comme cela se pratique de nos jours en maint
endroit, en France surtout, d’abord ne peut découvrir la plupart des erreurs de
l’exécution; il s’expose ensuite, en signalant une faute, à ce que le musicien
auquel il s’adresse, lui réponde : « Qu’en savez-vous ? ma partie n’est pas sous
vos yeux! » Et c’est là le moindre des inconvénients de ce déplorable système1.
D’où je conclus que, pour former de véritables et
complets directeurs d’orchestre, il faut, par tous les moyens, les rendre
familiers avec la lecture de la partition; et que ceux qui n’ont pu parvenir à
vaincre cette difficulté, fussent-ils, d’ailleurs, savants en instrumentation,
compositeurs même, et rompus en outre au mécanisme des mouvements rythmiques, ne
possèdent que la moitié de leur art.
J’ai à vous parler maintenant de l’Académie de chant
de Prague. Organisée à peu près comme toutes celles d’Allemagne, elle ne se
compose guère que de chanteurs amateurs appartenant à la classe moyenne de la
société. C’est M. Scraub jeune qui la dirige. Elle forme un chœur de
quatre-vingt-dix voix environ. La plupart de ses membres sont musiciens,
lecteurs et doués de voix fraîches et vibrantes. Le but de l’institution n’est
pas, comme celui de plusieurs autres académies du même genre, l’étude et
l’exécution des œuvres anciennes à l’exclusion absolue de toutes les productions
contemporaines. Celles-là, qu’on me pardonne l’expression, ne sont que des
coteries musicales, des consistoires, où, sous prétexte d’un enthousiasme réel
ou simulé pour les morts, on calomnie tout doucement les vivants qu’on ne
connaît point; où l’on prêche contre Baal en vouant à l’exécration tous les
prétendus veaux d’or de l’harmonie et leurs adorateurs. C’est dans ces temples
du protestantisme musical, que se conserve, hargneux, jaloux et intolérant, le
culte, non pas du beau quel que soit son âge, mais du vieux quelle
que soit sa valeur. Il y a là une Bible et les œuvres de deux ou trois
évangélistes que les fidèles lisent, relisent exclusivement, sans relâche,
commentant, interprétant de mille façons des passages dont le sens direct et
réel est en soi parfaitement clair; trouvant une idée mystique et profonde là où
le reste de l’humanité n’aperçoit qu’horreur et que barbarie, et toujours prêts
à chanter Hosanna! lors même que le dieu de Moïse leur ordonne d’écraser la
tête des petits enfants contre la muraille, de faire lécher leur sang par les
chiens, et défend qu’à cet aspect une larme de pitié mouille les yeux de son
peuple!
Tenons-nous en garde contre de tels fanatiques, ils
suffiraient à chasser de toutes les âmes saines le respect et l’admiration dus
aux monuments du passé.
L’Académie de chant de Prague, je le répète, n’a rien de
commun avec eux; et son chef est un artiste intelligent. Aussi admet-il dans le
sanctuaire harmonique, non seulement les modernes, mais même les vivants. À côté
d’un oratorio de Bach ou de Haendel il met à l’étude le Moïse de M.
Marx, le savant
critique et théoricien bien vivant à Berlin, ou un fragment d’opéra ou un hymne
qui n’ont par leur âge aucun titre aux égards académiques. J’ai même remarqué la
première fois que j’assistai à une séance de la Société chantante de Prague, une
fantaisie chorale composée par M. Scraub sur des airs nationaux bohêmes, qui me
charma par son originalité. Je n’avais point encore, et je n’ai pas davantage
depuis lors, entendu d’aussi piquantes combinaisons vocales exécutées avec
autant d’audacieuse verve, d’entrain, de contrastes imprévus, d’ensemble, de
justesse et de belle sonorité. En songeant aux épaisses et lourdes compilations
d’accords que j’avais subies trop souvent en des occasions semblables, cette
œuvre vive ainsi exécutée produisit sur mon oreille l’effet que l’air frais et
embaumé d’une forêt, par une belle nuit d’été, produirait sur les poumons d’un
prisonnier récemment échappé de son cachot et de sa fétide atmosphère.
L’Académie de Sophie (j’ai
déjà dit que
tel était son titre) donne, chaque année, un certain nombre de séances publiques
dirigées par les deux Scraub; l’orchestre du théâtre conduit par l’aîné, venant
alors en aide aux choristes de son frère. Ces grandes exécutions, préparées de
longue main avec un soin et une patience exemplaires, attirent toujours un
nombreux auditoire; auditoire d’élite pour lequel la musique n’est ni un
divertissement, ni une fatigue, mais bien une passion noble et sérieuse à
laquelle il livre toutes les forces de son intelligence, toute sa sensibilité,
tous les élans de son cœur.
Je me suis engagé à vous parler de la maîtrise,
c’est-à-dire du service musical de la cathédrale, ainsi que des bandes
militaires de Prague; mais si je les ai fait entrer dans ma nomenclature, c’est
tout simplement, il faut vous l’avouer, pour la rendre plus complète. La musique
religieuse! la musique militaire! ces mots-là figurent on ne peut mieux dans un
compte rendu d’observations musicales tel que celui-ci. Je n’ai jamais eu
l’intention de tenir ma promesse sur ces deux sources de richesse harmonique des
Bohêmes, par une bonne raison, c’est que je ne sais rien de ce qu’il faudrait
savoir pour en parler convenablement. Je n’ai pas encore pu prendre sur moi
d’aligner des mots sur les choses que je ne connais point. Cela viendra
peut-être avec le temps et les bons exemples. En attendant vous me pardonnerez
si je me tais. Malgré les invitations réitérées de M. Scraub, je n’ai pas mis le
pied dans une église pendant tout le temps de mon séjour à Prague. Je suis
pourtant très-pieux, on le sait; il faut donc qu’il y ait eu quelque raison
grave dont je ne me souviens pas, à mon apparente indifférence en matière
de musique religieuse, ou que la terreur des gigues d’orgue et de
fugues sur le mot
amen m’ait entièrement dominé.
1. Habeneck, en dirigeant les concerts du Conservatoire, se
servait d’une simple partie de premier violon; et, en cela, ses successeurs
n’ont pas manqué de l’imiter.
|