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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Quatrième lettre. Prague. (4/5) > A M. Humbert Ferrand. Quatrième lettre. Prague. (4/5) Je me suis mille fois demandé pourquoi la plupart des
directeurs de théâtres avaient, presque en tout pays, des prédilections si
marquées pour ce que les artistes véritables, les esprits cultivés, et même une
portion du public, s’obstinent à regarder comme des produits d’une assez pauvre
industrie; produits dont la main-d’œuvre n’a pas plus de valeur que la matière
première, et dont la durée est en général si limitée. Ce n’est pas que les
platitudes obtiennent constamment plus de succès que les belles œuvres, on voit
même souvent le contraire; ce n’est pas non plus que les compositions soignées
nécessitent plus de dépenses que les travaux de pacotille, l’inverse a lieu
fréquemment. Cela tient, peut-être, simplement à ce que les unes exigent de tout
le monde dans le théâtre, depuis le directeur jusqu’au souffleur, du soin, de
l’étude, de l’attention, de la patience, et de quelques individus même, de
l’esprit, du talent, de l’inspiration; tandis que les autres faites
spécialement pour les paresseux, les médiocres, les superficiels, les
ignorants et les imbéciles, trouvent naturellement un grand nombre de prôneurs.
Or un directeur aime, avant tout, les choses qui lui valent promptement de
bonnes paroles, des regards satisfaits de ses administrés; les choses que chacun
sait sans les avoir apprises, qui ne dérangent aucune idée acceptée, aucune
habitude, qui suivent tout doucement le courant des préjugés, qui ne blessent
aucun amour-propre, en ne dévoilant aucune incapacité; les choses surtout qui ne
demandent pas trop de temps pour les mettre en œuvre. Il chérit les compositions
qui ne résistent pas, les compositions bonnes filles et même un peu filles.
En outre, il y a des directeurs ambitieux de tout faire,
qui, par cela seul, sont hostiles aux gens assez mal avisés pour présenter des
ouvrages qu’on ne peut mettre en scène sans l’assistance des auteurs.
L’importance qu’acquièrent alors ces auteurs indiscrets étant prise sur celle du
directeur, ce dernier en souffre et s’en indigne. Le capitaine du navire ainsi
humilié devant son équipage, ne pardonne pas au pilote qui le réduit à
l’inaction, et l’a fait redescendre, sans même y prendre garde, au grade de
lieutenant ou de sous-lieutenant. Il maudit en conséquence à toutes les heures
du jour et de la nuit, l’imprudence qu’il a eue de s’aventurer dans des parages
dont les écueils ne lui sont pas connus, et jure de ne plus naviguer à l’avenir
hors des eaux en tout sens sillonnées.
On trouve encore les directeurs monomanes ou, pour
parler plus poliment, monophiles. Ceux-là aiment par-dessus tout une certaine
direction d’idées, un certain ordre de faits, une certaine époque historique,
certains costumes, certains décors, certains effets de mise en scène, ou
certaine cantatrice, ou certaine danseuse, ou autre chose. Il faut alors, bon
gré mal gré, qu’ils cherchent à placer partout leur dada. Ainsi le dada de M.
Duponchel, directeur de l’Opéra, fut, est et sera le cardinal en chapeau rouge
sous un dais. Les opéras sans dais, sans cardinal et sans chapeau rouge, et ils
sont nombreux, n’ont jamais eu pour lui le moindre attrait. Et, comme je
l’entendais dire un jour à M. Méry, si le bon Dieu avait un rôle dans un ouvrage
nouveau, Duponchel voudrait encore l’affubler de sa coiffure favorite. Il aurait
beau lui dire : « Mais, mon cher directeur, je suis le bon Dieu, il ne convient
pas que je paraisse sous le costume d’un cardinal! — Excusez-moi, Éternité, lui
répondrait M. Duponchel, il faut absolument que votre Immensité daigne
s’enfermer dans ce beau costume, et marcher sous le dais, sans quoi mon opéra
n’aurait pas de succès. » Et le bon Dieu serait obligé de se soumettre!!! Je
ne parle pas de son amour pour les chevaux, une passion aussi profonde est trop
respectable.
Tout ceci n’a point trait à l’ancien directeur du
théâtre de Prague, j’ai peut-être eu tort de ne pas le dire plus tôt. C’était un
honnête homme, peu versé, comme tous ses confrères, dans les choses musicales,
mais contre l’ordinaire, aimé et estimé de ses administrés, qui lui exprimèrent
très-vivement leurs regrets, lorsque, par suite du mauvais état de ses affaires,
il se vit contraint de remettre la direction en d’autres mains. Il faut compter
aussi M.
Pockorny, directeur du théâtre An-der-Wien à Vienne, parmi les plus
honorables exceptions. Les directeurs entrepreneurs, tels que ceux-ci,
exploitant pour leur compte et à leurs risques et périls, sont peu nombreux en
Allemagne. Je n’en connais guère que cinq ou six : ce sont ceux de Leipzig, de
Prague, de Vienne, celui du théâtre allemand de
Pesth, et
celui de
Hambourg. Les autres théâtres lyriques sont presque tous sous la direction
d’intendants titrés, administrant pour le compte de leur souverain. En général,
quelle que soit la nuance de froideur aristocratique avec laquelle plusieurs
d’entre eux traitent leurs subordonnés, il faut convenir que les artistes
préfèrent de beaucoup ces directeurs, comtes ou barons, aux industriels qui les
exploitent. Les premiers ont souvent au moins des manières d’une politesse
exquise, dont les seconds se piquent peu; ils possèdent en outre les avantages
d’une éducation littéraire et quelquefois musicale, encore plus rares chez les
directeurs entrepreneurs. M. le comte de
Roedern, qui
eut longtemps entre les mains les destinées de l’Opéra de Berlin, en est un
exemple. Toutefois, bien qu’on puisse rencontrer en Allemagne parmi les
directeurs, intendants ou entrepreneurs, des hommes peu intelligents ou d’une
ignorance extrême des choses de l’art, je ne crois pas qu’il s’en soit jamais
trouvé de comparables, sous ce rapport, à quelques-uns de ceux qu’a produits la
France depuis trente ans. Noble ou roturier, aucun directeur allemand, je le
parierais, n’a ignoré les noms de Gluck ou de Mozart, ni ceux de leurs
chefs-d’œuvre. En France, au contraire, on pourrait citer, en ce genre, bon
nombre d’énormités plus ou moins incroyables. Par exemple : un directeur de
l’Opéra1,
recevant une visite de Cherubini, lui demanda assez cavalièrement, quoique
l’illustre compositeur eût décliné son nom, quelle était sa profession, s’il
faisait partie du personnel de l’Opéra, et s’il était attaché au service des
ballets ou des machines. À peu près vers la même époque, le même Cherubini,
qui venait de faire exécuter avec éclat une nouvelle messe, se trouvant un soir
chez le surintendant des Beaux-Arts2,
reçut de lui cet étrange compliment : « Votre messe est fort belle, mon cher
Cherubini, son succès est incontestable; mais pourquoi vous être toujours borné
à la musique religieuse ? Vous auriez dû écrire un opéra! » Se figure-
t-on l’embarras indigné de l’auteur de Médée, des Deux Journées,
de Lodoïska, du Mont Saint-Bernard, de Faniska, des
Abencerrages, d’Anacréon, et de tant d’autres œuvres dramatiques, à
cette bourrade inattendue!
1. M. Duplantys.
2. M. le vicomte Sosthène de Larochefoucault.
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