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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Quatrième lettre. Prague. (3/5) > A M. Humbert Ferrand. Quatrième lettre. Prague. (3/5) « Koang-fu-Tsée, ayant entendu par hasard le chant de
Li-Pô, dont l’antiquité remontait, de l’avis de tout le monde, à quatorze mille
ans (dites après cela que la musique est un art de mode) fut saisi d’un tel
enthousiasme qu’il demeura sept jours et sept nuits sans dormir, ni boire, ni
manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit sans peine en en
chantant les préceptes sur l’air de Li-Pô, et moralisa ainsi toute la Chine avec
une guitare à cinq cordes, ornée d’ivoire. » Voyez mon malheur; ma guitare a
non-seulement cinq cordes, comme celle de Confucius, mais même six bien souvent,
et je n’ai pas encore, je vous le répète, la moindre réputation de moraliste.
Ah! si elle eût été ornée d’ivoire, que de bienfaits n’eussé-je pas
répandus! que d’erreurs dissipées, que de vérités inculquées, quelle belle
religion fondée, et comme nous serions tous heureux à l’heure qu’il est!
Cependant, non, il n’est pas possible qu’un filet d’ivoire de moins ait pu seul
amener d’aussi grands malheurs! Il a dû y contribuer, et beaucoup, je n’en doute
pas; mais ces calamités ont encore une autre cause hors de l’atteinte de ma
pénétration, et plus digne, sans doute, que les questions relatives aux Bohêmes
et à la septième de dominante, d’une série d’existences humaines employées à la
découvrir.
Quoi qu’il en soit, revenons à la musique européenne
moderne; elle n’empêche personne de boire, de manger, ni de dormir, comme
l’ancienne mélopée chinoise, néanmoins elle a son prix. C’est-à-dire,
entendons-nous, elle n’empêche ni de boire, ni de manger, c’est vrai, mais j’ai
souvent entendu dire, pourtant, par d’excellents musiciens que, dans la pratique
de leur art, il n’y avait pas de l’eau à boire, et que tel ou tel compositeur ou
instrumentiste célèbre mourait de faim. Quant à empêcher de dormir, les plus
anciennes compositions de nos anciens maîtres n’ont évidemment jamais eu à ce
mérite la moindre prétention. Maintenant il s’agit d’exprimer mon opinion sur
les institutions musicales de Prague et sur le goût et l’intelligence de ses
habitants. Il faudrait avoir habité plus longtemps que je ne l’ai fait cette
belle capitale, pour la connaître à fond sous ce rapport; cependant je vais
tâcher de recueillir mes souvenirs, et dire seulement ce qui m’a semblé vrai. Je
vous parlerai donc :
De son théâtre, de la troupe chantante, de l’orchestre
et des chœurs que j’y ai entendus;
De son Conservatoire, du compositeur habile qui le dirige, des professeurs
et des élèves qu’il m’a été permis d’y connaître;
De l’Académie de chant;
De la maîtrise ou du service religieux de la cathédrale;
Des bandes militaires;
Des virtuoses et compositeurs indépendants des établissements précités;
Et enfin du public.
Le théâtre, quand je le vis (en 1845)1,
me parut obscur, petit, malpropre et d’une très-mauvaise sonorité. Il a été
restauré depuis lors, je le sais, et son nouveau directeur, M. Hoffmann, fait de
louables efforts pour y ramener un état de prospérité qui semblait s’en éloigner
rapidement sous l’administration précédente. Sa troupe était alors mieux
composée que ne le sont, en général, la plupart des compagnies chantantes
d’Allemagne. Le premier ténor, le baryton (Strakaty), Mlles Grosser,
Kirchberger, et Mme Podhorska, me parurent des artistes de mérite,
doués de voix précieuses par leur timbre et leur justesse, et musiciens en
outre... comme des Bohêmes; on ne saurait guère l’être davantage.
Malheureusement le personnel de l’orchestre et du chœur, étant dans un rapport
par trop exact avec les dimensions exiguës de la salle, semblait accuser la
parcimonie du directeur. Avec un si petit nombre d’exécutants, il n’est vraiment
pas permis de s’attaquer aux chefs-d’œuvre du haut style; et cependant c’est ce
que le théâtre de Prague faisait de temps en temps. Alors c’étaient des
mutilations déplorables et dont tous les artistes gémissaient. Les décors
étaient, en pareil cas, d’une splendeur et d’une fidélité comparables à la
fidélité et à la splendeur de l’exécution. Je me souviens d’avoir vu dans l’Iphigénie
en Tauride de Gluck, au finale du quatrième acte, un vaisseau orné d’une
rangée de canons, prêt à partir pour la Grèce.
Le répertoire courant était ordinairement mieux traité
pour la mise en scène, et n’avait que peu ou point à souffrir de la faiblesse
des masses vocales et instrumentales; il se composait en effet de petites
vilenies peu exigeantes traduites du français, déjà noyées dans la profonde
indifférence parisienne, et dès longtemps effacées de l’affiche de notre
Opéra-Comique. Les directeurs sont tous les mêmes; rien n’égale leur sagacité
pour découvrir des platitudes, si ce n’est l’aversion instinctive que leur
inspirent les œuvres prévenues de tendances à la finesse du style, à la grandeur
et à l’originalité. Ils se montrent à cet égard en Allemagne, en Italie, en
Angleterre et ailleurs plus publics que le public. Je ne cite pas la
France; on sait que nos théâtres lyriques, sans exception, sont et ont toujours
été dirigés par des hommes supérieurs. Et quand l’occasion s’est présentée pour
eux de choisir entre deux productions, dont l’une était vulgaire et l’autre
distinguée, entre un artiste créateur et un misérable copiste, entre une
ingénieuse hardiesse et une sottise prudente et plate, leur tact exquis ne les a
jamais trompés. Aussi, gloire à eux! Tous les amis de l’art professent pour ces
grands hommes une vénération égale à leur reconnaissance.
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