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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Quatrième lettre. Prague. (2/5) > A M. Humbert Ferrand. Quatrième lettre. Prague. (2/5) Dès le jour suivant, en effet, après avoir fait
connaissance avec les autorités musicales de la ville, nous commençâmes les
préparatifs de mon premier concert. M. Ambros me présenta au directeur du
Conservatoire, M. Kittl; celui-ci fut mon interlocuteur auprès des frères
Scraub, les maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, et auprès du
concert-meister, M. Mildner. Puis vint le tour des chanteurs, des
journalistes, des amateurs principaux; et quand toutes ces visites furent
faites :
« — Si vous me présentiez maintenant la ville, dis-je à
M. Ambros; j’aperçois une montagne littéralement couverte d’édifices
monumentaux, et, contre mon ordinaire, je me sens extrêmement curieux de voir
tout cela de près.
— Allons-y », répond l’obligeant docteur.
C’est peut-être la seule fois que je n’aie pas regretté
ma peine, après une pareille ascension. (J’excepte celle du Vésuve, bien
entendu; et je n’ai pas vu l’Etna.) Plaisanterie à part, la montée est rude :
mais quelles merveilles que cette succession continue de temples, de palais, de
créneaux, de clochers, de tourelles, de colonnades, de vastes cours et
d’arceaux! Quelle vue du haut de cette montagne brodée de marbre! D’un côté, une
forêt descend jusqu’à une assez vaste plaine; de l’autre, un torrent de maisons
va se jeter à gros bouillons fumeux dans la Moldau qui traverse majestueusement
la ville, au bruit des moulins et des ateliers divers qu’elle met en action,
franchit une barre que l’industrie bohême lui a imposée pour modifier sur ce
point la direction de ses eaux, laisse derrière elle deux petites îles, et va se
perdre au loin, à travers les sinuosités de collines d’un ton rouge et chaud qui
semblent la conduire avec sollicitude jusqu’à l’horizon.
« — Voilà l’île des Chasseurs, me dit mon guide, ainsi
nommée sans doute parce qu’on n’y trouve pas de gibier. Derrière elle, en
remontant le fleuve, vous apercevez l’île de Sophie, au centre de laquelle se
trouve la salle de Sophie où vous allez donner votre concert, et qui est
consacrée presque exclusivement aux séances de l’Académie de chant, l’Académie
de Sophie.
— Et quelle est cette Sophie, dans la salle de l’Académie de l’île de
laquelle je vais avoir l’honneur de donner mon concert ? Est-ce une nymphe de la
Moldau, l’héroïne de quelque roman dont cette île fut le théâtre, ou tout
simplement une blanchisseuse aux mains rouges et gercées, qui, Calypso nouvelle,
y aurait fait retentir ses chants et le bruit de ses battoirs ?
— Votre dernière supposition est, je crois, la plus probable. Pourtant la
tradition ne dit pas qu’elle ait eu les mains gercées...
— Ah! docteur, vous m’avez l’air d’avoir joué auprès de Sophie le rôle
d’Ulysse! Y a-t-il une Eucharis ? Voyons, je me propose pour être Télémaque, et
aller à votre recherche dans l’île de Calypso. »
La rougeur du docteur fut sa seule réponse, je vis qu’il
ne fallait pas faire vibrer plus longtemps cette corde-là... Et c’est ainsi que
je n’ai rien appris de positif au sujet de cette Sophie, patronne d’une académie
de chant, d’une salle de concerts et d’une île.
Malheureusement cette délicieuse retraite au milieu des
eaux vives de la Moldau, ombragée l’été d’une ceinture verdoyante, et couronnée
de fleurs, recèle, non loin de son temple à l’Harmonie, deux ou trois de ces
établissements abominables, pour lesquels je n’eus jamais assez de malédictions,
qu’on appelle en français guinguettes, où de mauvais musiciens font
d’exécrable musique en plein mauvais air, où des filles et des garçons de
mauvaise vie se livrent à des danses de mauvais caractère, pendant que des
oisifs fument de mauvais tabac en buvant de la bière qui ne vaut pas mieux, et
que de mauvaises ménagères tricotent en donnant carrière à leur mauvaise langue.
Quelle déplorable idée de dépoétiser ainsi un tel berceau de fleurs et de
feuillage, de mêler des senteurs si nauséabondes à ses parfums, et de pareilles
rumeurs à ses douces mélodies!... L’île des Chasseurs n’est-elle pas là avec ses
tavernes, le bruit de ses moulins et le voisinage de ses tanneries ? Et ne
convient-elle pas mieux sous tous les rapports à ces joies populaires ?
Décidément, entre nous, je crains bien que Sophie n’ait eu les mains gercées...
Je reviens brusquement à la musique, en me réservant de
divaguer encore, et de la quitter de nouveau quand bon me semblera. Vous ne
prétendez pas, j’espère, mon cher ami, que je vous écrive une dissertation
assommante plus que savante, aussi prétentieuse qu’ennuyeuse, plus futile
qu’utile (je suis poëte évidemment! admirez un peu avec quelle facilité les
rimes se pressent sous ma plume!) sur les révolutions de la musique en Bohême,
sur les tendances particulières de l’esprit slave, et sur l’époque présumée où
les anciens maîtres de ce pays permirent l’emploi de la septième de dominante
sans préparation. Sur ces hautes et graves questions, il faut avouer mon
ignorance incurable; et si ma paresse même était moins obstinée à l’endroit de
l’étude de l’histoire ou des histoires, j’aimerais certes mieux faire des
recherches au sujet de la fameuse guitare ornée d’ivoire, dont le
philosophe Koang-fu-Tsée, vulgairement dit Confucius, se servit pour moraliser
l’empire de la Chine. Car je joue de la guitare, moi aussi, et pourtant je n’ai
jamais moralisé seulement la population d’une chambre à coucher de dix pieds
carrés; au contraire. Ma guitare, il est vrai, est fort simple, et la dent de
l’éléphant n’entra pour rien dans ses ornements. N’importe, le passage suivant
que je relisais hier pour la centième fois au moins, est un bien beau sujet de
méditations pour les musiciens philosophes (je ne compte pas les philosophes
musiciens, on n’en a pas vu depuis Leibnitz). Voici mon passage, que je crois
avoir déjà reproduit quelque part :
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