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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (3/5) > A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (3/5) L’emploi simultané de diverses divisions de la mesure et
des accentuations syncopées de la mélodie, même dans une forme constamment
régulière et identique, est au rhythme simple, comme les ensembles à plusieurs
parties diversement dessinées sont aux accords plaqués, je dirai même comme
l’harmonie est à l’unisson et à l’octave. Mais ce n’est pas ici le lieu
d’approfondir cette question; j’osai l’aborder déjà, il y a quelque douze ans,
dans une étude sur le rhythme qui me valut les anathèmes d’une foule de gens
dont certes la plupart ne pouvaient se douter de ce que je voulais dire. Vous
savez, mon ami, que sans être aussi arriérée que l’Italie sur ce point, la
France est encore le foyer de la résistance aux progrès de l’émancipation du
rhythme.
Un très-petit public épars dans Paris commence seulement
aujourd’hui, à force d’avoir entendu au Conservatoire Weber et Beethoven, à
soupçonner que l’emploi constant d’un seul rhythme amène la monotonie et parfois
même d’énormes platitudes. Mais je n’ai plus la moindre velléité de tracasser
les retardataires à ce sujet. Nos paysans français ne chantent qu’à l’unisson.
Je suis bien convaincu maintenant que si jamais les partisans enragés du rhythme
simple, des phrases de huit mesures et des coups de grosse caisse sur le temps
fort exclusivement, en viennent à sentir et à aimer les harmonies de rhythmes,
ce ne sera guère qu’au jour où ces mêmes paysans seront parvenus à chanter à six
parties. C’est dire assez qu’ils n’y arriveront jamais. Laissons-les donc à
leurs jouissances primitives.
Je rêvais tristement, à une de ces fêtes nocturnes (car
les valses de Strauss, avec leurs ardentes mélodies qui ressemblent à des cris
d’amour, ont le don de m’attrister profondément), je rêvais, dis-je, pendant
l’un de ces bals étincelants de radieux sourires, quand un petit homme d’une
figure spirituelle, fendant la foule, s’approcha de moi; c’était le lendemain
d’un de mes concerts.
« — Monsieur, me dit-il vivement, vous êtes Français, je
suis Irlandais, il n’y a donc point d’amour-propre national dans mon suffrage,
et (me saisissant la main gauche) je vous demande la permission de serrer la
main qui a écrit la symphonie de Roméo. Vous comprenez Shakespeare!
— En ce cas, monsieur, répliquai-je, vous vous trompez de main; j’écris
toujours avec celle-ci. »
L’Irlandais souriant, prit la main droite que je lui
présentais, la secoua très-cordialement, et s’éloigna en disant :
« Oh! les Français! les Français! il faut qu’ils se
moquent de tout, et de tous, même de leurs admirateurs! »
Je n’ai jamais su quel était cet aimable insulaire qui
prenait mes symphonies pour des filles de la main gauche.
Je ne vous ai rien dit de cet admirable
Ernst qui fit tant
de sensation à Vienne à cette époque; je me réserve de
parler de lui
dans le récit de mon voyage en Russie; car je l’ai retrouvé à Saint Pétersbourg,
où son prodigieux succès est allé toujours grandissant. Il se repose en ce
moment sur les bords de la Baltique, à prendre de la mer des leçons de grandiose
et d’accents sublimes. J’espère bien le rencontrer encore dans quelque coin du
monde; car Liszt, Ernst et moi nous sommes, je crois, parmi les musiciens, les
trois plus grands vagabonds que le désir de voir et l’humeur inquiète
aient jamais poussés hors de leur pays.
Il faut un talent immense comme celui d’Ernst pour
attirer seulement l’attention dans une ville comme Vienne, où l’on entendit tant
de violonistes supérieurs, et qui en possède encore de si remarquables. Je
citerai d’abord parmi ceux-là, Mayseder, dont la célébrité, dès longtemps
établie, est grande et méritée; le jeune Joachim1
dont le nom commence à poindre, et le fils d’Hellmesberger (le
concert-meister de Kerntnerthor). Mayseder est un violoniste brillant,
correct, élégant, irréprochable, toujours sûr de lui; les deux autres, Joachim
surtout, sont bouillants, téméraires, comme on l’est à leur âge, ambitieux
d’effets nouveaux, d’une énergie indomptable, et ne croient guère à
l’impossible. Mayseder est le chef de l’excellent quatuor du prince Czartoryski;
il a pour second violon Strebinger, pour alto Durst, et pour violoncelle
Borzaga. Tous les trois, ainsi que Mayseder, appartiennent à la chapelle
impériale. Ce quatuor est une des belles choses qu’on peut entendre à Vienne, et
bien digne de l’attention religieuse avec laquelle le prince et un petit nombre
d’auditeurs d’élite l’écoutent chaque semaine interpréter les chefs-d’œuvre de
Beethoven, de Haydn et de Mozart. Mme la princesse Czartoryska,
musicienne parfaite par le savoir et par le goût, pianiste distinguée, en outre,
prend quelquefois aussi une part active à ces concerts de musique intime. Après
un quintette de Hummel, qu’elle venait d’exécuter avec une supériorité
magistrale, quelqu’un me dit :
« — Décidément il n’y a plus d’amateurs!
— Oh!... répondis-je, en cherchant bien... vous en trouveriez peut-être...
même parmi les artistes. Mais en tout cas la princesse est une exception. »
1. Joachim est maintenant le premier
violoniste de l’Allemagne, peut-être de l’Europe, et un artiste complet.
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