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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (2/5) > A M. Humbert Ferrand. Deuxième lettre. Vienne. (2/5) Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m’aient
tremblé quand je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s’appuya
naguère son pied puissant. Rien n’y est changé depuis Beethoven; le pupitre-chef
dont je me servais fut le sien; voilà la place occupée par le piano sur lequel
il improvisait; cet escalier conduisant au foyer des artistes est celui par
lequel il redescendait quand, après l’exécution de ses immortels poëmes,
quelques enthousiastes clairvoyants se donnaient la joie de le rappeler en
l’applaudissant avec transports, au grand étonnement des autres auditeurs,
amenés là par une curiosité désœuvrée, et qui ne voyaient, dans les sublimes
élans de son génie, que les mouvements convulsifs et les brutales excentricités
d’une imagination en délire. Quelques-uns approuvaient tout bas les
enthousiastes, mais n’osaient se joindre à eux. Ils ne voulaient pas heurter de
front l’opinion publique. Il fallait attendre. Et cependant, Beethoven
souffrait. Sous combien de Ponce-Pilate ce Christ a-t-il ainsi été crucifié!!!
La vaste salle des Redoutes est très-bonne pour la
musique. C’est un parallélogramme, mais ses angles ne produisent pas d’échos. Il
n’y a qu’un parquet et une galerie. Ce fut dans un des concerts que j’y donnais
que le célèbre chanteur Pischek voulut se faire entendre pour la première fois à
Vienne. Je fus ravi de sa proposition, l’ayant connu et admiré à Francfort
trois ans auparavant. Il choisit pour ce jour-là une ballade de Uhland
intitulée : Des Saengers Fluch, mise en musique par Esser et qui
lui est très-favorable. Ce morceau étant avec piano obligé, je priai
Seymour-Schiff, un habile et vigoureux pianiste allemand, de l’accompagner; en
véritable artiste qu’il est, Seymour-Schiff y consentit. Nous allâmes donc
ensemble chez Pischek pour répéter sa ballade. Je n’ai pas besoin de dire qu’il
ne s’agit pas là d’une de ces babioles musicales que nous nommons ballades à
Paris; celle de Uhland est un poëme d’une certaine étendue que le musicien a
traité largement à la manière de Schubert, et l’œuvre d’Esser, essentiellement
variée, forte et dramatique, ne ressemble en aucune façon à nos petits couplets
plus ou moins bien recouverts d’un vernis gothique. Je ne saurais vous dire, mon
cher Humbert, l’impression que firent sur moi la voix incomparable et la verve
frémissante de Pischek, tant depuis trois ans il avait fait de progrès. Ce fut
une sorte d’ivresse assez semblable à celle que produisit Duprez sur le public
de l’Opéra le jour de son début dans Guillaume Tell. On n’a pas d’idée de
la beauté de ce baryton, de sa force, de sa plénitude dans les sons de poitrine,
de sa douceur ravissante dans les notes de tête, de son agilité et de sa
puissance. Son étendue est d’ailleurs considérable; elle embrasse, en voix
franche de poitrine, deux octaves, du la bémol grave au la bémol
aigu. Et quel souffle brûlant anime ce rare instrument! quelle passion, tantôt
savamment contenue, tantôt éclatant sans contrainte! Comme, en écoutant Pischek,
on reconnaît vite l’artiste, le vrai musicien! Il agite son auditeur et le calme
à son gré; il le fascine, il l’entraîne. Son enthousiasme, en chantant sa
ballade, me saisit dès les premières mesures; je me sentis rougir jusqu’aux
yeux; mes artères battaient à se rompre, et, fou de joie, je m’écriai : « Voilà
don Juan, voilà Roméo, voilà Cortez! » Pischek est en outre doué d’un extérieur
avantageux; sa taille est haute et bien prise, sa physionomie vive et animée. Il
est lecteur intrépide, pianiste d’une grande force, et assez fort
contre-pointiste pour improviser sans peine, dans le style fugué, sur le premier
thème venu. Il faut vraiment déplorer pour notre Opéra de Paris que Pischek ne
sache pas un mot de français. Né à Prague en
1810, je crois, la première langue qu’il parla fut le bohême, il apprit
ensuite l’allemand, plus tard l’italien, c’est de l’étude de l’anglais qu’il
s’occupe à cette heure; et c’est en anglais qu’il chantera à Londres cet hiver.
Son succès dans la ballade d’Esser à mon concert fut
spontané et général. Une romance, qu’à la demande du public, il chanta, en
outre, en s’accompagnant lui-même, acheva de faire délirer l’auditoire. On ne
pouvait, en effet, rien entendre de plus délicieux. Peu de jours après, il parut
au théâtre de la Vienne, d’abord dans le Zimmermann, de Lortzing,
puis dans les Puritains, où le fameux duo lui fournit l’occasion de
lutter avec Staudigl. Il devait jouer Don Juan quand je partis pour Prague; je
regrettai vivement de ne pouvoir l’entendre dans le rôle de ce héros de la
séduction et de l’audace, dont il est, j’en suis convaincu, l’idéal personnifié.
Pischek, cependant, a trouvé à Vienne, et parmi d’excellents esprits, des
critiques sévères qui reprochaient à son chant de l’affectation et de la
manière. J’avoue n’avoir jamais rien observé en lui qui me parût de nature à
mériter ce grave reproche, qui du reste a été souvent aussi adressé à Rubini.
Et je répète que si Pischek parvenait à savoir tout à fait bien le français
(ce que je ne crois plus possible aujourd’hui) et que si l’on écrivait pour lui
un rôle à la fois brillant et passionné, il bouleverserait à plaisir le public
de l’Opéra et les Parisiens seraient ses esclaves.
La salle des Redoutes doit ce nom aux grands bals qu’on y
donne fréquemment dans la saison d’hiver. C’est là que la jeunesse viennoise se
livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a amené les
Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable, aussi au-dessus de
la routine de nos bals, que les valses et l’orchestre de
Strauss sont
supérieurs aux polkas et aux racleurs des guinguettes de Paris. J’ai passé des
nuits entières à voir tourbillonner ces milliers d’incomparables valseurs, à
admirer l’ordre chorégraphique de ces contredanses à deux cents personnes
disposées sur deux rangs seulement, et la piquante physionomie des pas de
caractère, dont je n’ai vu qu’en Hongrie surpasser l’originalité et la
précision. Et puis Strauss est là, dirigeant son bel orchestre; et quand les
valses nouvelles qu’il écrit spécialement pour chaque bal fashionable ont du
succès, les danseurs s’arrêtent parfois pour l’applaudir, les dames s’approchent
de son estrade, lui jettent leurs bouquets, et l’on crie bis, et on le
rappelle à la fin des quadrilles. Ainsi la danse n’est pas jalouse et fait à la
musique sa part de joie et de succès. C’est justice, car Strauss est un artiste.
On n’apprécie pas assez l’influence qu’il a déjà exercée sur le sentiment
musical de toute l’Europe, en introduisant dans les valses les jeux de rhythmes
contraires, dont l’effet est si piquant, que les danseurs eux-mêmes ont déjà
voulu l’imiter, en créant la valse à deux temps, bien que la musique de cette
valse ait conservé le rhythme ternaire. Si on parvient hors de l’Allemagne à
faire concevoir au gros public le charme singulier qui résulte, dans certains
cas, de l’opposition et de la superposition des rythmes contraires, c’est à
Strauss qu’on le devra. Les merveilles de Beethoven en ce genre sont trop haut
placées, et n’ont agi jusqu’à présent que sur des auditeurs exceptionnels :
Strauss, lui, s’est adressé aux masses, et ses nombreux imitateurs ont été
forcés, en l’imitant, de le seconder.
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