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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (3/4) > Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (3/4) Tous les publics du monde se ressemblent à cet égard. Il
est vrai de dire que les morceaux dont se compose le programme de ces fêtes
musicales sont presque toujours tirés des partitions les plus connues des vieux
maîtres, et que le public viendrait très-probablement avec autant d’empressement
à la seconde séance qu’à la première, si on devait y entendre quelque œuvre
nouvelle écrite spécialement pour ces concerts et pour la masse d’exécutants
qu’on y réunit. Et ce serait même là une proposition musicale très-digne
d’intérêt. Sans doute les morceaux de musique largement écrits, comme les
oratorios de Handel, de Bach, de Haydn et de Beethoven gagnent beaucoup à être
rendus par des masses puissantes; mais il ne s’agit après tout, en ce cas, que
d’un plus ou moins grand redoublement des parties; tandis que, en écrivant en
vue d’un orchestre colossal et d’un chœur immense, comme ceux dont il s’agit, un
compositeur, qui connaîtrait les ressources multiples d’une pareille
agglomération de moyens d’exécution, devrait nécessairement produire quelque
chose d’aussi neuf dans les détails que grandiose dans l’ensemble. C’est ce
qu’on n’a pas encore fait. Dans toutes les œuvres dites monumentales, la forme
et le tissu sont restés les mêmes. On les exécute en pompe dans de vastes
locaux, mais on pourrait les faire entendre dans un local moindre, avec une
petite quantité d’exécutants, sans qu’elles perdissent beaucoup de leur effet.
Elles n’exigent pas impérieusement un concours inusité de voix et d’instruments;
et quand ce concours a lieu, ces œuvres n’en reçoivent qu’une accentuation plus
forte et ne produisent rien d’ailleurs d’extraordinaire ni d’inattendu.
Néanmoins j’avoue que ce concert m’émut profondément, par l’effet des chœurs
surtout. La beauté des voix de soprano me parut incomparable, et l’ensemble
général excellent. En voyant sur le programme l’ouverture de la Flûte
enchantée de Mozart, je craignis que ce merveilleux morceau, d’un mouvement
si rapide, d’une trame si serrée et si délicatement ouvragée, ne pût être bien
rendu par un orchestre aussi vaste; mais mon inquiétude fut de courte durée, et
l’orchestre (un orchestre d’amateurs) l’exécuta avec une précision et une verve
qu’on ne trouve pas souvent même parmi les artistes.
Un motet de Mozart, un autre de Haydn, un air de la
Création, l’ouverture que je viens de citer, et l’oratorio du Christ au
mont des Oliviers, de Beethoven, formaient le programme. Staudigl et Mme
Barthe-Hasselt chantaient les soli. Staudigl a une basse veloutée,
onctueuse, suave et puissante à la fois, d’une étendue de deux octaves et deux
notes (du mi grave au sol haut), qu’il ne pousse jamais, mais
qu’il laisse sortir, s’exhaler et se répandre sans le moindre effort, et qui
remplit même une salle démesurée comme celle du Manège. Cette voix a en soi un
principe d’émotion très actif, bien que l’artiste soit en général peu ému
lui-même; elle vous pénètre et vous charme. Staudigl, d’ailleurs, tout en
chantant avec cette simplicité de bon goût qui est le propre des virtuoses
parfaitement maîtres du style large, exécute aisément les vocalisations et les
traits d’une certaine rapidité. Enfin il sait la musique à fond et lit à
première vue tout ce qu’on lui présente avec un aplomb si imperturbable, que
cette facilité excessive amène quelquefois même des résultats fâcheux. Staudigl
met un peu d’amour-propre à en faire parade, et ne jette, en conséquence, jamais
un regard sur un morceau qu’il n’est pas tenu de chanter par cœur, avant de se
présenter devant l’orchestre. Quand donc une répétition générale est annoncée,
il arrive, prend son cahier qu’il n’a pas encore vu, et chante couramment
paroles et musique sans se tromper d’un mot ni d’une intonation. Il lit cela
comme un livre qu’on lui mettrait pour la première fois entre les mains; mais il
ne le lit pas mieux, et c’est ce mieux qui est indispensable dans une répétition
générale, où il s’agit non seulement d’une exactitude littérale, mais aussi
d’une reproduction intelligente, vive, animée, de l’œuvre du compositeur. Or,
comment mettre ce feu, cette âme, cette vie dans une lecture pareille, où rien
n’a été préparé par l’exécutant, où l’esprit général, les nuances et même les
mouvements de la composition lui sont encore inconnus ? Cette légère critique,
non pas du talent, mais des habitudes de ce grand artiste, a été faite à Vienne
devant moi, par des compositeurs qu’elles avaient maintes fois inquiétés dans
des circonstances importantes. Louis XVIII disait : « Il ne faut pas être plus
royaliste que le roi! » On pourrait dire à Staudigl : Il ne faut pas vouloir
être plus musicien que la musique. L’air en ré majeur de la Création
qu’il chanta au concert du Manège enthousiasma tout l’auditoire, et Staudigl,
déjà sur le point de sortir de la salle où sa présence après son air n’était
plus nécessaire, se vit forcé d’y rentrer pour le recommencer. Staudigl est à la
fois premier sujet et régisseur du théâtre de la Vienne, que dirige avec autant
de talent que de probité M. Pockorny. Sa magnifique voix de basse, malgré la
beauté exquise de son timbre, n’est pas de ces voix délicates qui exigent des
précautions hygiéniques et un régime particulier chez les artistes qui en sont
doués; loin de là, Staudigl se permet, aux époques les plus rigoureuses de
l’hiver, de chasser dans la neige des journées entières, le col nu, suivant son
habitude, et revient le soir chanter Bertram, Marcel ou Gaspard sans le moindre
embarras vocal. Ce théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce qu’il se trouve sur
le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert depuis trois ans à peine, et
déjà il marche de façon à donner à son rival, celui de Kerntnerthor, de graves
embarras; c’est vers lui que se dirigent presque tous les artistes célèbres qui
veulent se faire entendre à Vienne; c’est sur ce théâtre que débutèrent Pischek
pendant l’hiver de 1846, et Jenny
Lind quelque temps
après. Et Dieu sait la furie d’enthousiasme qu’ils y excitèrent l’un et l’autre,
et les recettes fabuleuses qu’ils y ont fait faire.
Le chœur, sans être très nombreux, a beaucoup de force;
il est presque entièrement composé de jeunes sujets, hommes et femmes, dont les
voix sont fraîches et d’un beau timbre. Ils ne sont pas tous très bons lecteurs.
L’orchestre, qu’on avait fort calomnié auprès de moi, dès mon arrivée, ne
saurait être mis sans doute à la hauteur de celui du théâtre de Kerntnerthor,
dont je parlerai bientôt, mais il marche bien cependant, et les jeunes artistes
qui le composent sont pleins de cette chaleur et de cette bonne volonté qui,
dans l’occasion enfantent des miracles. J’ai remarqué dans la troupe chantante,
une femme d’un talent précieux pour les rôles tendres et passionnés, dont j’ai
le regret de ne pouvoir citer le nom, qui m’échappe malgré tous mes efforts pour
le retrouver. Elle excellait dans le rôle d’Agathe du Freyschütz.
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