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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (4/4) > Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (4/4) Je dois citer en outre Mlle Treffs,
cantatrice gracieuse, et Mlle Marra, prima donna, dont le talent a
tout à la fois de l’éclat et de la gentillesse, dont la voix est brillante et
légère, quoique rebelle à certaines vocalises, mais qui, par malheur, est très
peu musicienne, et commet en conséquence, parfois, de graves erreurs de mesure,
capables de mettre en désarroi un morceau d’ensemble, malgré toute la sagacité
et la prestesse des chefs d’orchestre. Mlle Marra excelle dans la
Lucie de Donizetti; elle vient d’obtenir cet hiver encore de beaux succès
dans le nord de l’Allemagne et dans quelques villes de Russie.
Mais les ténors! les ténors! voilà le côté faible du
théâtre de la Vienne comme de presque tous les théâtres du monde en ce moment;
et je crains bien que, malgré ses efforts, M. Pockorny ne puisse parvenir de
sitôt à combler cette lacune dans son personnel chantant.
Le théâtre de Kerntnerthor est plus heureux sous ce
rapport, il possède Erl, ténor haut, à la voix blanche, un peu froid,
réussissant mieux dans les morceaux calmes que dans les scènes passionnées, et
dans le chant purement musical que dans le chant dramatique. Ce théâtre est
dirigé par un Italien, M. Balochino; la ville et la cour, les artistes et les
amateurs jugent très-sévèrement son administration. Je ne puis apprécier les
motifs de cette réprobation; elle m’a paru avoir pour effet d’éloigner le public
de Kerntnerthor, malgré les efforts intelligents de l’éminent artiste, M.
Nicolaï, qui y dirige toute la partie musicale, à laquelle M. Balochino, en sa
qualité de directeur d’un théâtre lyrique, est nécessairement étranger. C’est
déjà beaucoup que M. Balochino n’ait pas pris des tailleurs1
pour jouer de la basse, et qu’il ait eu l’idée d’engager des violonistes pour
jouer du violon. En France on subit aussi cette cruelle nécessité de recourir
presque toujours à des musiciens pour faire de la musique; mais on s’occupe à
résoudre le problème qui permettrait de s’en affranchir complètement.
Outre une très belle basse profonde et vibrante, M.
Balochino possède encore dans sa troupe la cantatrice dont j’ai cité le nom plus
haut, Mme Barthe-Hasselt. C’est un talent de premier ordre,
musicalement et dramatiquement parlant. La voix de Mme Hasselt manque
un peu de fraîcheur, mais elle est d’une grande étendue, d’une force peu
commune, très-juste et d’un timbre émouvant, peut-être par cela même qu’il est
un peu voilé. J’ai entendu chanter à Mme Hasselt, et d’une
triomphante manière, la scène si difficile et si belle du soprano dans Obéron.
Je ne crois pas que sur cent prime donne il y en ait une capable d’interpréter
avec autant de fidélité, de feu, de grandeur et d’audace cette page brûlante de
Weber. À la fin du dernier allegro, après l’explosion de joie de l’amante
d’Huon, une véritable lutte s’établit entre l’orchestre et la cantatrice. Mme
Hasselt en est sortie à son honneur, sa voix stridente dominait l’orage
instrumental et semblait le défier sans jamais cependant laisser échapper un son
exagéré ou d’une nature douteuse. L’impression que je reçus de cette scène d’Obéron,
ainsi exécutée dans un concert, est une des plus vives dont j’aie conservé le
souvenir. Quelque temps après, l’occasion se présenta pour moi de connaître le
mérite de Mme Hasselt comme tragédienne; ce fut dans l’opéra de
Nicolaï, le Proscrit, dont le dernier acte, admirable sous tous les
rapports, place à mon avis Nicolaï très-haut parmi les compositeurs.
Dans cet opéra tiré d’un drame de Frédéric Soulié, une
femme croyant son mari mort en exil, a épousé un autre homme qu’elle aimait et
se voit, au retour de son premier époux, qu’elle respecte sans l’avoir jamais
aimé d’amour, contrainte de quitter le second pour lui. Ses forces ne suffisent
point à l’accomplissement de ce terrible devoir. Résolue de s’y soustraire, la
malheureuse s’empoisonne, après avoir réconcilié les deux rivaux, et meurt en
pressant sur son cœur leurs deux mains unies. Mme Hasselt joua et
chanta ce rôle en tragédienne lyrique consommée, et je retrouvai en elle les
beaux élans de l’âme, les savantes combinaisons unies à des inspirations
soudaines qui firent si justement en France, il y a quarante ans, la gloire de
Mme Branchu.
Hélas, mon cher Humbert, elles disparaissent aussi peu à
peu comme les ténors, ces cantatrices tragédiennes, sans lesquelles le drame
lyrique est perdu. Il semble, à voir la rareté toujours croissante des artistes
capables de reproduire avec les moyens de notre art les grandes et nobles
passions du cœur humain, que ces passions soient une invention des poètes et des
musiciens, et que la nature ayant créé par exception quelques êtres doués de la
faculté de les comprendre et de les exprimer, se refuse maintenant à en créer de
nouveaux, les considérant comme des objets de luxe en dehors de la race humaine.
1. Il fut tailleur lui-même, m'a-t-on dit.
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