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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (2/4) > Deuxième voyage en Allemagne. L'Autriche, la Bohême et la Hongrie. A M. Humbert Ferrand. Première lettre. Vienne. (2/4) Il ne m’est resté de mon voyage de Paris à Vienne que
deux souvenirs remarquables, celui d’une douleur violente (ce n’est pas une
douleur morale, il n’y a point de roman là-dedans, ainsi ne cherchez pas à
deviner; il s’agit d’une fort prosaïque douleur de côté) qui m’obligea de
m’arrêter à Nancy, où je pensai mourir, incident fort ordinaire, car, en vérité,
on ne vit que pour cela, et celui d’un Dieu que j’aperçus par la fenêtre d’une
auberge d’Augsbourg. Ce brave homme qui vient de fonder une sorte de
néo-christianisme assez en vogue déjà en Bavière et en Saxe, montait en voiture
au moment où, pâle d’émotion, l’aubergiste me le montra; j’ai oublié son nom,
mais il me parut avoir une figure vive, intelligente, et en somme l’air d’un
assez bon diable. Ce voyage, fait en partie en voiturin comme les voyages
d’Italie, fut d’autant plus long que le dernier bateau à vapeur était parti de
Ratisbonne quand j’y arrivai, et qu’obligé de séjourner deux jours dans cette
grande petite ville, j’eus ensuite le crève-cœur d’être brouetté lourdement le
long des bords du Danube jusqu’à Lintz, au lieu de descendre rapidement le cours
du fleuve emporté par un nuage. Combien de siècles séparent ces deux manières de
voyager ? En quittant Ratisbonne, je pouvais me croire contemporain de Frédéric
Barberousse; à Lintz, en mettant le pied sur le pont d’un élégant et rapide
navire à vapeur, je me retrouvais en 1845. Le nom de ces deux villes me rappelle
une observation que j’ai faite souvent sur la sotte manie que vous avons en
Europe de dénaturer ou de changer les noms de certaines villes en les faisant
passer d’une langue dans une autre. Pourquoi, par exemple, disons-nous Londres
au lieu de London, et quel besoin ont les Italiens de dire Parigi au lieu de
Paris ? J’avais dans ce voyage une carte d’Allemagne que je consultais souvent;
j’y trouvais bien Lintz, parce que nous avons la bonté, en France, de prononcer
et d’écrire ce nom comme les Allemands, mais je ne pus jamais découvrir
Ratisbonne, par la raison bien simple que ce nom est de notre composition et
n’offre aucun rapport avec Regensburg, véritable dénomination de la ville que je
cherchais. Nous faisons à certains noms, et des plus difficiles à prononcer,
l’honneur de les conserver, et nous en dénaturons d’autres sans savoir pourquoi.
Nous disons les noms de Stutgard, de Karlsruhe, de Darmstadt, du royaume de
Wurtemberg, comme ceux qui les ont inventés, et l’instant d’après, au lieu de
Bayern, nous dirons Bavière, au lieu de Munchen, Munich, au lieu de Donau,
Danube! Mais au moins y a-t-il quelque analogie éloignée entre ces
traductions françaises et les mots originaux, tandis qu’il n’en existe aucune
entre Regensburg et Ratisbonne. Nous trouverions cependant passablement absurdes
les Allemands, s’ils s’étaient avisés d’appeler Lyon Mittenberg et Paris
Triffenstein.
En débarquant à Vienne, j’eus tout de suite une idée de
la passion des Autrichiens pour la musique : l’un des douaniers en examinant les
ballots et les malles qui sortaient du bateau à vapeur, aperçut mon nom et
s’écria aussitôt (en français bien entendu) :
« Où est-il ? où est-il ?
— C’est moi, monsieur.
— Oh! mon Dieu! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé ? Depuis huit
jours nous vous attendions : tous nos journaux ont annoncé votre départ de Paris
et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort inquiets de ne pas vous
voir. »
Je remerciai de mon mieux l’honnête douanier, en me
disant à part moi que j’étais bien sûr de ne jamais donner d’inquiétudes
pareilles aux préposés de l’octroi des portes de Paris.
J’étais à peine installé dans cette joyeuse cité de
Vienne, que je fus invité à assister au premier concert annuel du Manège. Ce
concert est donné au profit du Conservatoire, et la troupe immense des
exécutants (ils sont plus de mille) est presque entièrement composée d’amateurs.
Le gouvernement faisant très peu ou presque rien pour soutenir le Conservatoire,
il était raisonnable que les vrais amis de la musique vinssent en aide à cette
institution; mais c’est justement parce que cela me paraissait raisonnable et
beau que j’en fus profondément étonné. Tous les ans, à pareille époque,
l’Empereur met à la disposition de la Société des amateurs l’immense local du
Manège. Une liste d’inscription est ouverte pour les exécutants, chez les
marchands de musique, et tel est à Vienne le nombre des amateurs plus ou moins
habiles, instrumentistes ou chanteurs, qu’on est obligé chaque année d’en
refuser plus de cinq cents, et qu’on n’a que l’embarras du choix pour former ce
chœur de six cents chanteurs et cet orchestre de quatre cents instrumentistes.
La recette de ces concerts gigantesques (il y en a toujours deux) est fort
considérable, la salle du Manège pouvant contenir près de quatre mille
personnes, malgré la place énorme que prend l’amphithéâtre sur lequel sont
élevés les exécutants. Les billets ne sont d’ordinaire tous pris cependant qu’au
premier concert; le second est moins fréquenté, le programme de cette deuxième
séance n’étant que la reproduction de celui de la première. Un grand nombre de
Viennois seraient-ils donc incapables d’entendre sans ennui les mêmes
chefs-d’œuvre deux fois de suite en huit jours ?...
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