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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmastadt (4/6) > A M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmastadt (4/6) Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître
de concert; il compose peu maintenant; son occupation la plus chère consiste à
diriger l’éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont
l’organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l’entoure des alarmes qu’il est
facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus extraordinaires
d’abord, et sa mémoire est telle ensuite, que dans les concerts qu’elle a donnés
à Vienne, l’an dernier, son père, au lieu de programme, présentait au public une
liste de soixante-douze morceaux, sonates, concertos, fantaisies, fugues,
variations, études, de Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Handel, de
Liszt, de Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., que la petite Sophie sait par
cœur, et qu’elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire au gré de
l’assemblée. Il lui suffit d’exécuter trois ou quatre fois un morceau, de
quelque étendue et de quelque complication qu’il soit, pour le retenir et ne
plus l’oublier. Tant de combinaisons de diverse nature se graver ainsi dans ce
jeune cerveau! N’y a-t-il pas là quelque chose de monstrueux et de fait pour
inspirer autant d’effroi que d’admiration ?
Il faut espérer que la petite Sophie, devenue
mademoiselle Bohrer, nous reviendra dans quelques années, et que le public
parisien pourra connaître alors ce talent phénoménal dont il n’a encore qu’une
très-faible idée.
L’orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre
d’instruments à cordes. Il ne possède en tout que 7 premiers violons, 7 seconds,
3 altos, 4 violoncelles et 3 contre-basses. Il y a quelques violons infirmes;
les violoncelles sont habiles; les altos et les contre-basses sont bons. Il n’y
a que des éloges à donner aux instruments à vent, surtout à la première flûte,
au premier hautbois (Edouard Rose), qui joue on ne peut mieux le pianissimo,
et à la première clarinette dont le son est exquis. Les deux bassons (il n’y en
a que deux) jouent juste, chose cruellement rare. Les cors ne sont pas de
première force, mais ils vont; les trombones sont solides, les trompettes
simples assez bonnes; il y a une excellentissime trompette à cylindres;
l’artiste qui joue cet instrument se nomme, comme celui de
Weimar son
rival, Sachse; je ne sais auquel des deux donner la palme. Le premier hautbois
joue du cor anglais, mais son instrument est très-faux. Il n’y a pas
d’ophicléide; on peut tirer bon parti des bass-tubas de la bande militaire. Le
timbalier est médiocre; le musicien chargé de la partie de grosse caisse
n’est pas musicien; le cymbalier n’est pas sûr, et les cymbales sont
brisées au point qu’il ne reste plus que le tiers de chacune.
Il y a une harpe assez bien jouée par une dame des
chœurs. Ce n’est pas une virtuose, mais elle possède son instrument, et forme,
avec les harpistes de Stutgard, de
Berlin et de
Hambourg, les
seules exceptions que j’aie rencontrées en Allemagne, où les harpistes, en
général, ne savent pas jouer de la harpe. Malheureusement elle est très-timide
et assez faible musicienne; mais quand on lui donne quelques jours pour étudier
sa partie, on peut se fier à son exactitude. Elle fait supérieurement les sons
harmoniques; sa harpe est à double mouvement et fort bonne.
Le chœur est peu nombreux; c’est un petit groupe d’une
quarantaine de voix, qui a de la valeur cependant; tout cela chante juste; les
ténors sont en outre précieux par la qualité de leur timbre. La troupe chantante
est plus que médiocre; à l’exception de la basse, Steinmüller, excellent
musicien, doué d’une belle voix qu’il conduit habilement, en la forçant un peu
parfois, je n’ai rien entendu qui me parût digne d’être cité.
Nous ne pûmes faire que deux répétitions; encore on
trouva cela extraordinaire et quelques-uns des membres de la chapelle en
murmurèrent hautement. C’est la seule fois que ce désagrément me soit arrivé en
Allemagne, où les artistes m’ont constamment accueilli en frère, sans jamais
plaindre le temps ni la peine que les études de mes concerts leur demandaient.
A. Bohrer se désespérait; il aurait voulu qu’on répétât quatre fois, ou au moins
trois; on ne put l’obtenir. L’exécution fut passable cependant, mais froide et
sans puissance. Jugez donc, trois contre-basses! et, de chaque côté, six violons
et demi!!! Le public se montra poli, voilà tout; je crois qu’il en est encore à
se demander ce que diable ce concert a voulu dire. Le docteur Griepenkerl
était venu de Brunswick exprès pour y assister : il dut constater entre l’esprit
artiste des deux villes une notable différence. Nous nous amusions, lui,
quelques militaires brunswickois et moi, à tourmenter ce pauvre Bohrer, en lui
racontant la fête musicale qu’on m’avait donnée à Brunswick trois mois
auparavant; ces détails lui fendaient le cœur. M. Griepenkerl me fit alors
présent de l’ouvrage qu’il avait écrit à mon sujet, et me demanda en retour le
bâton avec lequel je venais de conduire l’exécution du Cinq mai.
Espérons que ces bâtons, ainsi plantés en France et en
Allemagne, prendront racine et deviendront des arbres qui me donneront de
l’ombre quelque jour...
Le prince royal de Hanovre assista à ce concert : j’eus
l’honneur de l’entretenir quelques instants avant mon départ, et je m’estime
heureux d’avoir pu connaître la gracieuse affabilité de ses manières et la
distinction de son esprit, dont un affreux malheur (la perte de la vue) n’a
point altéré la sérénité.
Partons maintenant pour Darmstadt. Je passe à Cassel à
sept heures du matin.
Spohr dort1,
il ne faut pas le réveiller.
1. Spohr était maître de chapelle à Cassel.
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