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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmastadt (3/6) > A M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmastadt (3/6) Je ne me suis pas arrêté à Magdebourg, où m’attendait
cependant un succès assez original. J’y ai été à peu près insulté pour avoir eu
l’audace de m’appeler par mon nom; et cela par un employé de la poste qui, en
faisant enregistrer mes bagages, et examinant l’inscription qu’ils portaient, me
demanda d’un air soupçonneux :
— « Berlioz ? componist ?
— Ia!
Là-dessus, grande colère de ce brave homme, causée par
l’impertinence que j’avais de me faire passer pour Berlioz le compositeur. Il
s’était imaginé, sans doute, que cet étourdissant musicien ne devait voyager que
sur un hippogriffe au milieu d’un tourbillon de flammes, ou tout au moins
environné d’un somptueux attirail et d’une valetaille respectable. De sorte
qu’en voyant arriver un homme fait et défait comme tous les gens qui ont été à
la fois gelés et enfumés dans les diligences d’un chemin de fer, un homme qui
faisait peser sa malle lui-même, qui marchait lui-même, qui parlait lui-même
français, et ne savait dire que Ia en allemand, il en a conclu tout de
suite que j’étais un imposteur. Comme bien vous le pensez, ses murmures et ses
haussements d’épaules me ravissaient; plus sa pantomime et son accent devenaient
méprisants, et plus je me rengorgeais; s’il m’eût battu, sans aucun doute je
l’aurais embrassé. Un autre employé, parlant fort bien ma langue, se montra plus
disposé à m’accorder le droit d’être moi-même; mais les gracieusetés qu’il me
dit me flattèrent infiniment moins que l’incrédulité de son naïf collègue et sa
bonne mauvaise humeur. Voyez pourtant, un demi-million m’eût privé de ce
succès-là! J’aurai bien soin à l’avenir de n’en pas porter avec moi et de
voyager toujours de la même manière. Ce n’est pas l’avis toutefois de notre
jovial et spirituel censeur dramatique, Perpignan, qui, à propos d’un homme dont
une pièce de cent sous placée dans son gilet, avait, dans un duel, arrêté la
balle de son adversaire, s’écria : « Il n’y a d’heureux que ces gens riches!
j’eusse été tué raide sur le coup!
J’arrive à Hanovre; A. Bohrer m’y attendait.
L’intendant, M. de Meding, avait eu la bonté de mettre la chapelle et le théâtre
à ma disposition, et j’allais commencer mes répétitions, quand la mort du duc de
Sussex, parent du roi, ayant motivé le deuil de la cour, le concert dut
être retardé d’une semaine. J’eus donc un peu plus de temps pour faire
connaissance avec les principaux artistes qui allaient bientôt avoir à souffrir
du mauvais caractère de mes compositions.
Je n’ai pas pu me lier très-particulièrement avec le
maître de chapelle Marschner; la difficulté qu’il éprouve à s’exprimer en
français, rendait nos conversations assez pénibles; il est d’ailleurs
extrêmement occupé. C’est actuellement un des premiers compositeurs de
l’Allemagne, et vous appréciez, comme nous tous, le mérite éminent de ses
partitions du Vampire et du Templier. Quant à A. Bohrer, je le
connaissais déjà; les trios et les quatuors de Beethoven nous avaient mis en
contact à Paris, et l’enthousiasme qui nous y avait alors brûlés l’un et l’autre
ne s’était pas depuis lors refroidi. A. Bohrer est l’un des hommes qui m’ont
paru le mieux comprendre et sentir celles des œuvres de Beethoven réputées
excentriques et inintelligibles. Je le vois encore aux répétitions des
quatuors où son frère Max (le célèbre
violoncelliste,
aujourd’hui en Amérique), Claudel, le second violon, et Urhan, l’alto, le
secondaient si bien. En écoutant, en étudiant cette musique transcendante, Max
souriait d’orgueil et de joie, il avait l’air d’être dans son atmosphère
naturelt en silence et baissait les
yeux comme devant le soleil; il paraissait dire p;Dieu a voulu qu’il y eût un
homme aussi grand que Beethoven, et qu’il nous fût permis de le contempler; Dieu
l’a voulu!!! » Claudel admirait surtout ces profondes admirations. Quant à
Antoine Bohrer, le premier violon, c’était la passion à son apogée, c’était
l’amour extatique. Un soir, dans un de ces adagios surhumains, où le génie de
Beethoven plane immense et solitaire comme l’oiseau colossal des cimes neigeuses
du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la mélodie sublime, semblait
animé du souffle épique; sa voix redoublait de force expressive, éclatait en
accents à lui-même inconnus; l’inspiration rayonnait sur le visage du virtuose;
nous retenions notre haleine, nos cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer
s’arrêtant tout à coup, déposa son brûlant archet et s’enfuit dans la chambre
voisine. Mme Bohrer inquiète, l’y suivit, et Max, toujours souriant,
nous dit :
« — Ce n’est rien, il n’a pu se contenir; laissons-le se
calmer un peu et nous recommencerons. Il faut lui pardonner!
Lui pardonner... cher artiste!
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