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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmastadt (2/6) > A M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmastadt (2/6) Vous autres virtuoses qui ne remuez pas des masses musicales,
qui n’écrivez que pour l’orchestre de vos deux mains, qui vous passez des vastes
salles et des chœurs nombreux, vous avez moins à craindre du contact des mœurs
bourgeoises; et pourtant, vous aussi, vous en ressentez les effets. Griffonnez
quelque niaiserie brillante, les éditeurs la couvriront d’or et se
l’arracheront; mais si vous avez le malheur de développer une idée sérieuse sous
une grande forme, alors vous êtes sûrs de votre affaire, l’œuvre vous reste, ou
tout au moins, si elle est publiée, on ne l’achète pas.
Il est vrai de dire, pour justifier un peu Paris et le
constitutionnalisme, qu’il en est de même presque partout. A Vienne, comme ici,
on paye 1,000 francs une romance ou une valse des faiseurs à la mode, et
Beethoven a été obligé de donner la symphonie en ut mineur pour moins de
100 écus.
Vous avez publié à Londres des trios et diverses compositions
pour piano seul d’une facture très-large, d’un style plein d’élévation; et même,
sans aller chercher votre grand répertoire, vos chants pour voix, tels que :
The beating of my own heart, — My lonely home, — ou encore Such
things were, que Mme Hampton, votre sœur, chante si poétiquement,
sont des choses ravissantes. Rien n’excite plus vivement mon imagination, je
l’avoue, en la faisant voler aux vertes collines de l’Irlande, que ces
virginales mélodies d’un tour naïf et original qui semblent apportées par la
brise du soir sur les ondes doucement émues des lacs de Kellarney, que ces
hymnes d’amour résigné qu’on écoute, attendri sans savoir pourquoi, en songeant
à la solitude, à la grande nature, aux êtres aimés qui ne sont plus, aux héros
des anciens âges, à la patrie souffrante, à la mort même, à la mort rêveuse
et calme comme la nuit, selon l’expression de votre poëte national, Th.
Moore. Eh bien! mettez toutes ces inspirations, toute cette poésie au
mélancolique sourire, en balance avec quelque turbulent caprice sans
esprit et sans cœur, tel que les marchands de musique vous en commandent souvent
sur les thèmes plus ou moins vulgaires des opéras nouveaux, où les notes
s’agitent, se poursuivent, se roulent les unes sur les autres comme une poignée
de grelots qu’on secouerait dans un sac, et vous verrez de quel côté sera le
succès d’argent.
Non, il faut en prendre son parti, à moins de quelques
circonstances produites par le hasard, à moins de certaines associations avec
les arts inférieurs et qui le rabaissent toujours plus ou moins, notre art n’est
pas productif dans le sens commercial du mot; il s’adresse trop exclusivement
aux exceptions des sociétés intelligentes, il exige trop de préparatifs, trop de
moyens pour se manifester au-dehors. Il doit donc y avoir nécessairement une
sorte d’ostracisme honorable pour les esprits qui le cultivent sans
préoccupation aucune des intérêts qui lui sont étrangers. Les plus grands
peuples mêmes sont, à l’égard des artistes purs, comme le député dont je parlais
tout à l’heure, ils comptent toujours, à côté des colosses du génie humain,
des neveux qui écrivent aussi, etc.
On trouve dans les archives d’un des théâtres de Londres une
lettre adressée à la reine Élisabeth par une troupe d’acteurs, et signée de
vingt noms obscurs, parmi lesquels se trouve celui de William Shakespeare, avec
cette désignation collective : Your poor players. Shakespeare était l’un
de ces pauvres acteurs... Encore l’art dramatique était-il, au temps de
Shakespeare, plus appréciable par la masse que ne l’est de nos jours l’art
musical chez les nations qui ont le plus de prétention à en posséder le
sentiment. La musique est essentiellement aristocratique; c’est une fille de
race que les princes seuls peuvent doter aujourd’hui, et qui doit savoir vivre
pauvre et vierge plutôt que de se mésallier. Toutes ces réflexions vous les avez
faites mille fois sans doute, et vous me saurez bon gré, j’imagine, d’y mettre
un terme, pour en venir au récit des deux derniers concerts que j’ai donnés en
Allemagne après avoir quitté Berlin.
Ce récit ne vous offrira pourtant, je le crains, rien de bien
intéressant quant à ce qui me concerne; je serai obligé de citer encore des
ouvrages dont j’ai peut-être déjà trop parlé dans mes lettres précédentes;
toujours l’éternel Cinq mai, Harold, les fragments de Roméo et
Juliette, etc. Toujours les mêmes difficultés pour trouver certains
instrumentistes, même excellence des autres parties de l’orchestre, constituant
ce que j’appellerai l’orchestre ancien, l’orchestre de Mozart; et toujours aussi
les mêmes fautes se reproduisant invariablement, à la première épreuve, aux
mêmes endroits, dans les mêmes morceaux, pour disparaître enfin après quelques
études attentives.
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