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MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ - A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (3/7) > A M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. (3/7) L'auditoire était fort peu nombreux; nous n'étions que douze ou quinze tout ou
plus. Je m'étonnais de ne pas voir l'orchestre, aucun bruit ne trahissait sa
présence, quand une phrase lente en fa mineur, à vous et à moi bien connue, vint
me faire tourner la tête du côté de la plus grande salle du palais dont un vaste
rideau nous dérobait la vue. S. A. R. avait eu la courtoisie de faire commencer
le concert par l'ouverture des Francs-Juges, que je n'avais jamais entendue
ainsi arrangée pour des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt
hommes dirigés par Wiprecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une
précision merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez pour lui, vous
autres du Conservatoire, aux grands jours d'enthousiasme et d'entrain.
Le solo des instruments de cuivre, dans l'introduction, fut surtout
foudroyant, exécuté par quinze grands trombones basses, dix-huit ou vingt
trombones ténors, et altos, douze bass-tubas et une fourmilière de trompettes.
Le bass-tuba, que j'ai déjà nommé plusieurs fois dans mes précédentes lettres, a
détrôné complètement l'ophicléide en Prusse, si tant est, ce dont je doute,
qu'il y ait jamais régné. C'est un grand instrument en cuivre, dérivé du
bombardon et pourvu d'un mécanisme de cinq cylindres qui lui donne au grave une
étendue immense.
Les notes extrêmes de l’échelle inférieure sont un peu vagues, il est vrai;
mais redoublées à l’octave haute par une autre partie de bass tuba, elles
acquièrent une rondeur et une force de vibrations incroyables. Le son du médium
et du haut de l’instrument est d’ailleurs très-noble, il n’est point mat, comme
celui de l’ophicléide, mais vibrant et très-sympathique au timbre des trombones
et trompettes dont il est la vraie contre-basse, et avec lequel il s’unit on ne
peut mieux. C’est Wiprecht qui l’a propagé en Prusse. A. Sax en fait maintenant
d’admirables à Paris.
Les clarinettes me parurent aussi bonnes que les instruments de cuivre; elles
firent surtout des prouesses dans une grande symphonie-bataille composée pour
deux orchestres par l’ambassadeur d’Angleterre, comte de Westmoreland.
Vint ensuite un brillant et chevaleresque morceau d’instruments de cuivre seuls,
écrit pour les fêtes de la cour par Meyerbeer, sous ce titre : la Danse aux
flambeaux, et dans lequel se trouve un long trille sur le ré, que dix-huit
trompettes à cylindres ont soutenu, en le battant aussi rapidement qu’eussent pu
le faire des clarinettes, pendant seize mesures.
Le concert a fini par une marche funèbre très-bien écrite et d’un beau
caractère, composée par Wiprecht. On n’avait fait qu’une répétition!!!
C’est dans les intervalles laissés entre les morceaux par ce terrible orchestre,
que j’ai eu l’honneur de causer quelques instants avec Mme la princesse de
Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en composition rendent le
suffrage si précieux. S.A.R. parle en outre notre langue avec une pureté et une
élégance qui intimidaient fort son interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici
un portrait shakespearien de la princesse, ou faire entrevoir au moins
l’esquisse voilée de sa douce beauté; je l’oserais peut-être... si j’étais un
grand poëte.
J’ai assisté à l’un des concerts de la cour. Meyerbeer tenait le piano; il n’y
avait pas d’orchestre, et les chanteurs n’étaient autres que ceux du théâtre
dont j’ai déjà parlé. Vers la fin de la soirée, Meyerbeer, qui, tout grand
pianiste qu’il soit, peut-être même à cause de cela, se trouvait fatigué de sa
tâche d’accompagnateur, céda sa place; à qui ? je vous le donne à deviner... au
premier chambellan du roi, à M. le comte de Roedern, qui accompagna en pianiste
et en musicien consommé, le Roi des aulnes, de Schubert, à Mme Devrient!
Que dites-vous de cela ? Voilà bien la preuve d’une étonnante diffusion des
connaissances musicales. M. de Roedern possède en outre un talent d’une autre
nature, dont il a donné des preuves brillantes en organisant le fameux bal
masqué qui agita tout Berlin, l’hiver dernier, sous le nom de Fête de la cour
de Ferrare, et pour lequel Meyerbeer a écrit une foule de morceaux.
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